Aucune carte géographique ne porte la mention de Tainaron, la cité donnant son titre à ce roman de la Finlandaise Leena Krohn. La ville est pourtant d’une « taille immense » selon la narratrice. Elle offre par ailleurs tout ce que l’on est en droit d’attendre d’une métropole : des magasins, une université, un musée municipal et même des pompes funèbres. Se décomptant par « millions », la population de Tainaron présente cependant une apparence aussi singulière que celle de son prince. Entre autres traits anatomiques remarquables, son Altesse possède « deux pinces duveteuses [émergeant] d’un de ses membres inférieurs. » À l’image de ses sujets, le souverain est un insecte humanoïde, à moins qu’il ne s’agisse d’un humain insectoïde. Se signalant encore par son cosmopolitisme entomologique, Tainaron abrite aussi bien des êtres aux « antennes délicatement déployées » que nantis d’un « camouflage mimétique », ou bien aux yeux « si grands qu’ils occupent jusqu’au tiers de leur visage. » D’autres jouissent d’une longévité étonnante, tel le voisin de palier de la narratrice, dont « certains affirment qu’il a plus de cent cinquante ans »…
Par sa forme comme par son propos, l’étrange univers urbain de Tainaron n’est pas sans évoquer celui du « Cycle des Contrées » de Jacques Abeille. À l’instar de ce dernier, Leena Krohn use d’une prose élégamment ouvragée, discrètement ourlée de poésie. Sous-titré « Lettres d’une ville étrangère », le roman adopte en outre une construction impressionniste. Les chapitres consistent en autant de missives adressées par la narratrice, depuis Tainaron, à un correspondant. De l’une et de l’autre, on ne sait que peu de choses. Sans doute sont-ils humains. Le destinataire des lettres réside dans une ville inconnue se situant de l’autre côté d’Oceanos, la mer baignant Tainaron. On devine qu’il fut l’amant de celle qui est venue vivre au milieu de ces créatures « faisant claquer les plaques de chitine sur leur dos ».
Courrier après courrier, la narratrice dresse une intrigante topographie, oscillant constamment entre exactitude scientifique et flottement onirique. Ainsi dessiné, le paysage urbain devient le révélateur de la psyché du protagoniste de Tainaron. Découvrir ses habitants à élytres, observer leurs « habitudes bien singulières » sont autant d’occasions pour elle d’interroger son rapport à l’amour, à la vérité, au temps ou bien encore à la mort. D’abord angoissée, puis de plus en plus apaisée, la trajectoire de l’héroïne se fait in fine libératrice.
Cette belle traduction de Tainaron vient révéler aux francophones un versant poétique et métaphorique de la « Finnish Weird » (sur celle-ci, cf. notre critique de Quand je ne regarde pas, Bifrost n°92). Une mouvance dans laquelle Leena Krohn – née en 1947 et auteure d’une trentaine d’ouvrages – occupe une place majeure… mais quasi ignorée en France, où seuls deux de ses livres ont été traduits. Alors que les anglophones disposent depuis 2015 d’un fort volume de Collected fiction, édité par Ann et Jeff VanderMeer chez Cheeky Frawg Books. Sans doute pourrait-il inspirer quelque éditeur hexagonal…