T.C. BOYLE
LIVRE DE POCHE
507pp - 7,60 €
Critique parue en janvier 2008 dans Bifrost n° 49
On a déjà eu l’occasion de dire ici tout le bien qu’il faut penser de T.C. Boyle, et notamment en tant que nouvelliste (cf. critique in Bifrost n°37). Mais du côté de ses romans, ce n’est pas mal non plus, même si c’est plus inégal. Le dernier en date, Le Cercle des initiés (Grasset), était d’ailleurs franchement décevant : lent, long, et pour tout dire assez ennuyeux. Heureusement, avec Talk Talk, Boyle retrouve du punch, grâce à un sujet fort et à un traitement nerveux. Le personnage principal de Talk Talk, c’est Dana Halter, une jeune femme de 33 ans. Elle est professeur à l’Ecole San Roque, un institut pour les malentendants. Car Dana a une particularité : elle est sourde. Une différence qu’elle a appris à gérer et à assumer. Mais suite à un banal contrôle routier, elle est arrêtée puis incarcérée. A sa grande stupéfaction, elle apprend que plusieurs mandats d’arrêt ont été lancés contre elle à travers tout le pays. Les motifs d’inculpations sont nombreux : émission de chèques sans provision, attaque à main armée… Dana se défend en plaidant l’erreur judiciaire. Et très vite, l’évidence s’impose : quelqu’un a usurpé son identité et commet des délits en son nom. Accompagnée de son petit ami, Bridger Martin — un jeune homme timide qui travaille pour Digital Dynasty, une entreprise spécialisée dans les effets spéciaux pour le cinéma — Dana se lance à la poursuite de l’homme qui lui a subtilisé son identité. Cet homme, c’est William Peck Wilson. Mais c’est aussi Franck Calabrese. Et c’est également le docteur Dana Halter… Un être insaisissable, aux identités multiples et interchangeables. Une sorte de vampire moderne, un voleur d’identité professionnel. Autant dire que Dana et Bridger ne sont pas au bout de leurs surprises, et que leur couple va être soumis à rude épreuve…
Avec Talk Talk, Boyle parvient à écrire un roman d’une richesse thématique évidente, mais sous la forme d’un road-movie haletant, qui prend souvent des allures de thriller paranoïaque. D’un côté, il met en place une étonnante parabole sur l’identité, le langage, l’usurpation et le mensonge. Mais simultanément, il accroche et capte l’attention de son lecteur avec une intrigue nerveuse, tendue, et un suspens qui va crescendo. L’écriture a du style, la narration est intelligente. Boyle a du métier, et ça se voit. Ses personnages sont fouillés, forts, et s’avèrent nettement plus complexes qu’il n’y paraît au premier abord. A commencer par le personnage de Dana Halter, qui n’a rien d’une petite chose fragile, bien au contraire : c’est une femme combative, farouchement indépendante, autoritaire, voire même parfois colérique. Et qui considère que son « handicap » est une particularité, une différence qui fait partie intégrante de sa personnalité. On est donc bien loin des stéréotypes habituels sur les malentendants. De la même façon, William Peck Wilson, le voleur d’identité, est un personnage surprenant : un homme tout à la fois cynique, totalement inconscient, et au comportement imprévisible, souvent autodestructif. Tous ces éléments font de Talk Talk un roman solide et captivant. Malgré un début un peu lent, on est pris par la tension croissante de l’intrigue, et intrigué par la relation très ambiguë qui s’instaure entre les trois personnages principaux. Car Talk Talk est aussi l’histoire d’une vengeance implacable. Dana et Bridger, littéralement obsédés par Wilson, convaincus qu’il a brisé leurs vies, sont déterminés à lui rendre coup pour coup. Pour y parvenir, ils vont devoir s’immiscer, à leur tour, dans la vie de Wilson. C’est d’ailleurs cet effet boomerang, cet effet de miroir, qui donne au récit toute sa force. Beaucoup de qualités, donc. Avec pourtant un gros reproche : ne pas avoir accentué le climat légèrement onirique de certains passages du roman. Ce qui est d’autant plus frustrant, c’est que le sujet — le vol d’identité, le fait de vivre la vie d’un autre — s’y prêtait vraiment, et qu’on sent que Boyle est plusieurs fois tenté d’aller dans cette direction. Il est tenté, et pourtant il résiste. Dommage. Car cela aurait pu donner au récit une dimension supplémentaire (et pourquoi pas un petit côté Lost highway de David Lynch, en moins délirant ?). Mais c’est une constante chez Boyle : ses romans (à l’exception du premier, Water music, son chef-d’œuvre) sont toujours plus sages que ses nouvelles. Lui qui n’hésite pas, dans ces nouvelles, à inoculer dans le récit une bonne dose de folie brute, semble beaucoup plus réticent à le faire quand il s’attaque à un roman. Curieux phénomène. Et c’est encore plus vrai depuis quelques années. C’est sans doute ce qui fait que Talk Talk n’est pas le grand livre qu’il aurait pu et dû devenir. Ceci étant dit, même un peu trop assagi, Boyle reste un écrivain largement au dessus du lot, et Talk Talk un roman formidable. Mais on aimerait bien que, pour le prochain, mister T.C. Boyle se lâche un peu plus, et donne la parole au grand fou génial qui sommeille en lui. Be nuts, be mad, and you will be great !