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Les critiques de Bifrost

Tau Zéro

Tau Zéro

Poul ANDERSON
LE BÉLIAL'
8,99 €

Bifrost n° 75

Critique parue en juillet 2014 dans Bifrost n° 75

Le Leonora Christina marque une étape dans la conquête spatiale, car il emporte un équipage de cinquante hommes et femmes en direction d’une planète habitable de l’étoile Beta Virginis, à trente-deux années-lumière de la Terre, grâce au moteur Bussard qui collecte les rares atomes dans l’espace au moyen d’un intense champ de forces magnétohydrodynamiques, pour accélérer en cours de route jusqu’à approcher la vitesse de la lumière. La vitesse atteinte est relativiste : le temps s’écoule plus vite sur Terre, de sorte que les passagers trouveraient au retour un monde plus vieux de cinquante ans. C’est ce que traduit le facteur Tau, une inversion du facteur de Lorentz : plus la vitesse est grande, plus le facteur se rapproche de zéro. Le thème avait déjà été exploité par maints auteurs avant Anderson, comme par exemple Stanislas Lem dans Retour des étoiles (1968), mais il n’avait jamais été poussé, comme ici, dans ses ultimes retranchements.

En effet, à la suite d’un accident rendant toute décélération impossible, le vaisseau engrange de la matière jusqu’à accélérer indéfiniment, ce qui génère des écarts temporels vertigineux ! Ce sont des milliards d’années qui défilent, jusqu’à la toute fin de l’univers, quand les étoiles en fin de vie se raréfient et que le cosmos commence à se replier sur lui-même.

S’il est un roman qui parvient à faire éprou-ver la petitesse de l’Homme face à l’espace et au temps, c’est bien celui-ci. C’est le fait de tutoyer l’infini tout en restant sur l’échelle du temps humain qui provoque cette sidération de grande ampleur.

Face à une situation aussi désespérée, la population du vaisseau s’efforce malgré tout de trouver des solutions à chaque étape, de résister à la folie, notamment grâce à la ténacité du personnage central, Charles Reymont, chargé de la sécurité à bord. Son caractère cassant, son autoritarisme et son intransigeance, son apparente absence d’empathie, en font un individu détestable, avant que son pragmatisme et son refus de céder aux émotions n’en fassent le seul recours possible face à l’adversité. Parangon du héros solitaire qui défie l’univers même, il finit par revêtir un statut quasi mythologique, auquel souscrit la fin du roman ; on atteint ici aussi une dimension métaphysique.

Très rigoureux sur le plan scientifique (à quelques minimes erreurs près — voir la postface de Roland Lehoucq), l’ouvrage est une formidable vulgarisation sur le milieu stellaire, la matière et la chimie du vivant, la relativité générale, etc., qui va jusqu’à brosser, mine de rien, une histoire du destin de l’univers. En inscrivant la thématique de l’espace-temps au cœur de son récit, Tau zéro apparaît comme le véritable premier roman de la Relativité générale.

Il serait dommage de le limiter à ce seul aspect de hard science. La critique n’a pas assez insisté sur l’aventure humaine des personnages, laquelle ne se contente pas de décrire les affres des passagers. Anderson accélère aussi le temps à l’intérieur du vaisseau. Son microcosme passe en revue tous les modes de gouvernance, d’une démocratie respectueuse jusqu’à une tyrannie assumée ; les passagers égrènent également les comportements possibles, fuite dans la religion ou le sexe, refuge dans l’étude ou le passé, avec notamment le rituel des fêtes. La roue du temps tourne aussi pour les civilisations : à l’époque du récit, les gendarmes de la planète ne sont plus les belliqueux Etats-Unis, mais les Suédois, garants de la paix après un conflit nucléaire ayant failli anéantir l’humanité, un propos directement inspiré, comme d’ailleurs la trame générale du roman, du poème Aniara, une odyssée de l’espace (1956), du prix Nobel suédois Harry Martinson. Au ton désespéré d’Aniara, Anderson préfère une issue plus heureuse. Le fait est que son roman est d’un indéniable optimisme et dégage une inaltérable énergie célébrant les vertus de courage et d’entreprise. Il n’est pas étonnant que le dernier mot du roman soit « humains ».

Poul Anderson considérait ce roman parmi ses cinq préférés ; il manqua de peu le Hugo mais figure comme l’un des cent incontournables de la SF de David Pringle, et est considéré comme le roman de SF ultime par James Blish. Des rappels d’autant plus étonnants qu’il a fallu attendre quarante-deux ans pour le voir traduit en France !

Claude ECKEN

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