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Les critiques de Bifrost

Telluria

Vladimir SOROKINE
ACTES SUD
352pp - 22,50 €

Critique parue en juillet 2017 dans Bifrost n° 87

C’est une géopolitique « façon puzzle » qu’imagine Vladimir Sorokine avec Telluria… L’auteur de La Glace et de Journée d’un opritchnik (L’Olivier) – des romans témoignant déjà de son goût pour le fantastique et la science-fiction – met en scène dans Telluria un futur proche en lequel l’Eurasie a volé en éclats étatiques. Érodées jusqu’à l’effondrement par le flux et le reflux de vagues extrémistes – les unes djihadistes et wahhabites, les autres néotemplières ou archéosoviétiques –, les nations qui nous sont encore familières ne sont plus dans Telluria que des spectres historiques. La Russie s’est éparpillée en une mosaïque de pays parmi lesquels la Moscovie, la république de la Mer blanche ou bien celle du Baïkal. Ainsi en est-il encore de l’Allemagne et de la France, nations englouties par « le Temps des Troubles » et ayant laissé place à des micro-États tels que la Bavière, la Prusse ou la Normandie… Pour mieux donner à lire cette géographie de l’éclatement, Vladimir Sorokine s’est choisi une forme littéraire elle-même diffractée. Pas d’intrigue linéaire dans les cinquante chapitres que compte l’ouvrage : chacun constitue un récit propre ayant pour protagonistes les dominant.e.s et dominé.e.s de contrées où la démocratie libérale relève, elle aussi, de l’Histoire. Tenant en réalité plus du recueil de nouvelles que du roman, Telluria se distingue encore par sa bigarrure générique et stylistique. Allant du conte traditionnel au dialogue théâtral, de la SF dystopique à la fantasy, de l’introspection psychologique à l’essai philosophique, Telluria explore en tous sens la carte de cette possible et inquiétante Eurasie. D’une audace esthétique certaine, le livre génère toutefois un plaisir narratif d’une intensité variable. L’ellipse – inévitable rançon littéraire d’une construction fragmentaire – atteint parfois un degré tel que le récit en devient alors quasi-abscons. Et ce encore plus lorsque l’écriture de Vladimir Sorokine se fait plus poétique que romanesque. Ou quand l’auteur agrège des références littéraires russe et soviétique peu évocatrices pour qui ne les maîtrise pas. Soit autant de partis-pris risquant, le temps de quelques pages, de laisser de côté amateurs et amatrices de narration enlevée. Avant-gardiste quant à sa forme, Telluria l’est en revanche moins quant à la vision anthropologique qu’il déploie. Au-delà de leurs différences spatiales, sociales ou génétiques – l’auteur imagine des humains zoomorphes, lilliputiens ou géants –, les mille et un personnages de Telluria s’unissent en un même besoin de transcendance. Les un.e.s se projettent dans un au-delà religieux – on évoquait plus haut les djihadistes et autres néo-croisés – ou idéologique : le socialisme de Telluria est d’essence millénariste. Les autres échappent à leur condition terrestre grâce à l’action chimique du tellure. Fiché dans le crâne sous la forme d’un clou – l’opération n’est pas sans risques… –, ce métal génère chez ses adeptes d'addictives altérations de la conscience. Cette affirmation par Telluria que « le XXIe siècle sera mystique ou ne sera pas » l’inscrit donc dans une SF plus conservatrice que progressiste. Pour peu que l’on soit d’accord avec pareil point de vue (ou que l’on s’en accommode) et que l’on passe outre quelques baisses de régime narratives, l’on goûtera sans doute la lecture de Telluria.

Pierre CHARREL

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