Aldous Huxley compte parmi les écrivains de langue anglaise les plus importants du XXe siècle. En 1931, il publie celle qui reste la plus connue des quatre grandes dystopies : Le Meilleur des mondes. Il succède ainsi à Nous autres (1920) d’Ievgueni Zamiatine, qui influença Jack Williamson pour son chef-d’œuvre Les Humanoïdes (en sus des Trois Lois de la Robotique) et Mark S. Geston pour le très sous-estimé Les Sei-gneurs du navire-étoile (Opta, coll. « CLA »). Mais, surtout, le roman d’Huxley précède La Kallocaïne (1940) de la Suédoise Karin Boye, et 1984, de George Orwell (1948). Sans oublier la dystopie antimilitariste de Bernard Wolfe, Limbo (1952), La Grève (1957), de Ayn Rand, 1170 pages enfin disponibles dans une traduction ac-ceptable aux Belles Lettres (une dystopie anti social-démocrate prônant l’ultralibéralisme le plus effréné), La Planète des singes (1963), bien sûr, de Pierre Boulle, sur lequel on reviendra, et enfin Le Soupir de l’immortel d’Antoine Buéno, l’un des tout meilleurs ouvrages de l’imaginaire de langue française de ce début de siècle.
1948, l’année où Orwell publie 1984 et Williamson Les Humanoïdes, Aldous Huxley donne Temps futurs alors que les cendres de la bombe atomique sont encore chaudes sur Hiroshima et Nagasaki. Le monde se réveille à peine du cauchemar de la Seconde Guerre mondiale pour replonger illico dans les affres de la guerre froide et se voir hanté par le spectre de l’anéantissement nucléaire. On sait, soixante ans après, que cet holocauste-là n’a pas eu lieu, mais on n’en a pas moins dansé sur le fil du rasoir quarante années durant.
Outre que son essai, Les Portes de la perception, a procuré son nom au célèbre groupe de rock psychédélique The Doors, Huxley a influencé la SF en profondeur ; il a notamment précédé Philip K. Dick sur une trajectoire technophobe, psychédélique et enfin mystique. On trouve déjà, chez lui, cette idée qui reviendra plus tard comme un leitmotiv dans l’œuvre de Thomas M. Disch : le progrès (technique) sert à faire du monde un meilleur piège à rats. Si La Planète des singes doit énormément à La Ferme des animaux (1945), la fable animalière sur l’histoire de l’URSS de George Orwell, le roman de Pierre Boulle doit aussi beaucoup à Huxley. Où le français offrira une fable sur un colonialisme battant de l’aile et la domination en inversant les rôles, Aldous Huxley ne cessera de marteler que l’Homme est un singe, un babouin. Parce qu’il se comporte toujours comme un singe.
Finalement, le Diable — Bélial — a eu le dessus. C’est du moins ainsi que l’interprètent les thuriféraires de la nouvelle religion sataniste qui s’est établie en Californie du sud. La Troisième Guerre mondiale a bel et bien eu lieu : nucléaire, chimique, bio/bactériologique, et la civilisation de l’homme — du singe, du babouin — a été anéantie à l’exception de la lointaine Nouvelle Zélande. En 2108, une expédition néozélandaise vient se rendre compte de ce qu’il est advenu du monde. Nous, les lecteurs, allons le découvrir à travers les yeux du professeur Alfred Poole, botaniste capturé par les zélateurs de Bélial. Et il y a quelques belles pièces d’anthologie tel le repas que l’archivicaire de Californie du sud offre à Poole autour d’une platée de pieds de porc ! (pp. 93 à 99) Il explique comment leur société utilise la longue fourchette nécessaire à qui entend dîner avec Bélial… Bélial est l’instigateur du progrès et le progrès, selon Huxley, ne mène à rien de bon. Il est clair que pour lui, tout bon marché avec le Diable ne peut être qu’un marché de dupe, et que le prix à payer ne peut être qu’exorbitant. Il ne voit dans la technique qu’un moyen d’accroître la souffrance globale de l’humanité. Rappelons-nous du contexte de publication de ce roman, où le monde venait de découvrir coup sur coup Auschwitz et Hiroshima, ce qui n’inclinait guère à un optimisme béat… Il fustige vigoureusement les démocraties prolétariennes (p. 126), où transparaît toute la limite de son penchant pour les sociétés collectivistes. « Mais les fruits de l’esprit du singe, les fruits de la présomption et de la révolte du singe sont la haine, l’agitation incessante et une misère chronique tempérée seulement par des frénésies plus horribles qu’elle-même », fait dire (p. 141) Huxley au récitant qui commente « off » le monde satanique que l’on voit Poole découvrir. Et voilà la quête prométhéenne passée fissa par pertes et profits. Il est vrai que plus on augmente le nombre des vifs, plus on augmente leurs souffrances, mais n’y a-t-il rien d’autre à prendre en compte ? Si on demande aux gens s’ils préfèrent vivre ou préfèreraient n’avoir pas vécu ? Poole a un poème en tête qui dit : « Le monde est plein de bûcherons qui expulsent des arbres de la vie les douces dryades de l’amour et persécutent les rossignols dans tous les vallons. » (p. 141, encore) Là, le propos écolos se radicalise. Il ne s’agit plus seulement des méfaits de la révolution industrielle et de ce qui s’en suivi, mais d’une des premières activités humaines. Finalement, ce n’est pas seulement les trois cents dernières années qui sont mises en cause, mais les bases de toute civilisation se différenciant des chasseurs-cueilleurs les moins évolués.
Le roman ne manque certes pas d’intérêt, mais je ne suivrai pas Huxley dans sa technophobie à tous crins, et on a lu depuis tant de romans post-apocalyptiques de meilleure facture. On appréciera l’humour acerbe dont il sait faire preuve que l’on aura retrouvé chez Antoine Buéno… et Temps futurs a le mérite de l’antériorité.