Au début des années 70, van Vogt s’est remis à écrire de la science-fiction. Sa réputation n’est alors plus à faire : il est considéré comme l’un des plus grands auteurs de l’Âge d’or. En France, peut-être même est-il le Numéro Un, en attendant que son successeur, un certain Philip K. Dick, ne le détrône. En 1972, il publie donc Ténèbres sur Diamondia. À la différence de nombreux livres de l’auteur, il ne s’agit pas d’un fix-up mais d’un roman d’un seul tenant, et cela se sent.
La planète Diamondia est en proie à de violents troubles, au point que la Fédération Terrienne se doit d’y envoyer une commission de négociation dont fait partie le colonel Charles Morton. Les paisibles indigènes Irsk, qui jusque-là filaient doux et servaient de larbins aux colons diamondiens, sont soudain entrés en rébellion ouverte. La Fédération envisage de retirer ses billes, abandonnant les colons à leur sort… On pourrait être dans un de ces romans d’espionnage interplanétaire dont la SF regorge. Mais van Vogt ne mange pas de ce pain-là. Ce serait trop facile, trop simple. D’emblée, il fait intervenir l’obscurité : une force étrange susceptible d’intervertir corps et personnalités sur toute la planète. Et voilà que Morton tombe dans l’inconscience tandis que son esprit se retrouve dans le corps de Lositeen, un Irsk disposant d’une arme à même de neutraliser l’obscurité. Celle-ci est un champ magnétique contenant les doubles de tous les Irsk de Diamondia et permet-tant une sorte de télépathie entre eux, qui a été installé par Mahala, un extraterrestre surévolué mais disparu.
Cependant, le motif principal du roman est la multiplication des pains du colonel Morton, ce qui nous est présentée comme l’énigme diamondienne. Van Vogt réutilisera cette idée peu après dans L’Homme multiplié. À la différence des fix-ups où l’auteur était contraint d’instaurer un minimum de cohérence pour relier les divers constituants, il peut ici charger tout droit tel un rhinocéros fou sans se préoccuper de savoir où il va, emportant le lecteur. Maux de tête à prévoir…
Outre Morton, le roman offre une galerie de personnages qui seront tour à tour, voire simultanément, le colonel. Le lieutenant Lester Bray, dont le rôle est de faire avancer l’intrigue quand Morton est inconscient. Le capitaine physicien James Marriott, faisant figure de méchant ayant pris le contrôle de l’obscurité à l’origine des troubles. Isolina Ferraris, à la fois prostituée – ou plutôt Mata Hari – et membre d’une délégation de paix diamondienne qui ne sert pas à grand-chose. David Kirk, jeune militaire plein de fric tout aussi inutile. Paul Laurent, l’ambassadeur et chef de la commission de négociation, adepte de la logique définie qui transcende la logique moderne, à l’instar de Morton. On pourra voir dans cette logique définie (qui ne sert à rien) un pendant à la Sémantique Générale du Monde des ?. Quelques Irsk, une « incarnation » ectoplasmique du Mahala qui arpente la jungle. Sans oublier les fantômes pieusement conservés de tous les Irsk et dont je vous laisse deviner à quoi ils peuvent bien servir… Si les joueurs d’échecs du « Cycle du ? » dissimulent leurs coups sous leur complexité, van Vogt affiche, lui, une complexité en trompe-l’œil, noyée sous nombre d’éléments ne contribuant en rien à la progression de l’intrigue.
L’auteur reste donc ici fidèle à sa manière. Tous les défauts caractéristiques de son style sont bien présents : personnages inutiles, éléments en impasse. Il continue de fourrer imperturbablement toutes les idées que son cerveau effervescent moissonne comme sur une foire à la brocante dans le sac à malice du roman en cours.
Pourtant, Ténèbres sur Diamondia est, avec Le Livre de Ptath, l’un des meilleurs van Vogt qu’il m’ait été donné de lire récemment. Il surpasse À la poursuite des Slans car il ne pousse pas son lecteur dans les ultimes retranchements de sa suspension de l’incrédulité. Il suffit ici d’accepter l’obscurité et la multiplication du colonel Morton pour que ça marche. Le plus incohérent finit par être le plus réussi. Aussi improbable que cela puisse paraître…