Comment écrire un roman d’aventures steampunk quand on est un grand auteur de hard SF ? La réponse d’Alastair Reynolds est simple : diviser le monde en zones, de larges portions de territoire caractérisées par le niveau de technologie que les lois de la physique y autorisent. Les Anges du Niveau céleste sont des post-humains bourrés de nanomachines, tandis que, dans Horsetown, on se déplace à cheval et on se chauffe au bois ; dans le Fléau, même les processus biochimiques les plus simples sont impossibles, interdisant toute forme de vie. Les frontières des zones convergent vers Spearpoint, gigantesque cité bâtie sur les flancs d’une ancienne structure en forme de flèche.
Mêlé à un complot des Anges pour envahir les autres zones, Quillon doit quitter Spearpoint. Il fuit en compagnie de Meroka, une mercenaire au cerveau perturbé par trop de passages d’une zone à l’autre. Ensemble, ils vont parcourir ce monde à l’agonie, vestige d’une civilisation oubliée qui a un temps conquis les étoiles, mais qui semble condamnée à mourir car les frontières entre zones deviennent instables…
Avec ce duo, on affronte des barbares psychopathes dignes de Mad Max, on échappe aux Vorgs, de terrifiantes machines semi-organiques mangeuses d’hommes, on embarque dans l’Essaim, une armada de dirigeables blindés armés de canons et de balistes, on découvre les tectomancers à la réputation de sorciers parce qu’ils ont le pouvoir de modifier les frontières entre les zones…
Terminal World est bien un roman d’aventures. Dans le premier tiers du livre, les péripéties s’enchaînent, l’action ne faiblit jamais. Lorsque Meroka et Quillon rejoignent l’Essaim, l’intrigue devient plus politique, centrée sur les jeux de pouvoir au sein de la flottille de dirigeables. C’est aussi là que se dévoile le fonctionnement de cet univers étrange. À travers le personnage de Ricasso, qui semble sortir d’un roman de Jules Verne, Reynolds plaide pour une science au service de la compréhension du monde dans une société obnubilée par les applications techniques. L’action revient dans le dernier tiers, en particulier lors d’une bataille aérienne apothéotique.
L’originalité de l’univers et l’action trépidante sont les deux points forts du roman. Mais Terminal World convainc aussi par ses personnages. Quillon est un tacticien qui pense plusieurs coups à l’avance mais se retrouve ballotté par les événements ; d’abord calculateur et sarcastique, il se révèle ensuite héroïque et généreux alors que l’intrigue s’élargit jusqu’à concerner l’Humanité entière.
On peut regretter que les explications sur la nature du monde soient un peu courtes. L’auteur ne dit jamais clairement ce que sont les zones et « l’œil de Dieu » vers lequel elles convergent ; il reste tout aussi flou quant à la planète où se déroule l’action : bien qu’appelée « Earth », on y trouve une Lune coupée en deux et des années qui durent plus de six cents jours. Ce flou pourra frustrer certains lecteurs, mais, comme dans le roman plus tardif Vengeresse, il permet de centrer le récit sur l’aventure et d’éviter de longs passages explicatifs. Mieux encore, les curieux peuvent jouer à glaner des indices au fil du texte pour deviner la logique de cet univers étrange.
On regrettera surtout que Reynolds n’ait pas l’intention de développer son univers dans d’autres textes, car il subsiste un goût d’inachevé : les compagnons de Quillon, hauts en couleur, mériteraient d’être plus développés, et certaines intrigues secondaires demeurent irrésolues. Mais ces menus défauts s’effacent devant le brio de la narration, le souffle de l’aventure, la richesse de l’univers. In fine ne reste qu’une véritable énigme : pourquoi aucun éditeur français n’a encore traduit ce roman ?