Pour sa huitième livraison des « Lettres S-F », chez Encrage, Gilles Dumay nous propose le premier roman d'un parfait inconnu : Nicolas Bouchard. Roman qu'il aurait reçu par la poste, si l'on l'en croit — comprenez sans aucun contact préalable entre l'auteur et l'éditeur, fait suffisamment rarissime pour mériter d'être signalé. Quel classicisme ! peut-on s'exclamer à la lecture de ce roman. C'est la première impression qui vient. Voyons un peu. Un cadre du Consortium est assassiné par décompression sur un vol régulier entre Rigel et Ophiuchus. (On se demande un peu la justification du titre, si ce n'est l'esthétique). Sigurd Acier Mouilleboeuf et Almira Text Cormac sont chargés d'élucider ce meurtre en chambre close.
La problématique, elle, est résolument actuelle. Nicolas Bouchard y fait preuve d'originalité. Le Consortium, c'est un univers en forme de société S.A. C'est à dire que tout le champ sociétal appartient désormais à une seule structure économique qui détient un monopole sur tout, qui est l'unique acteur économique et social. Tous ses problèmes sont des tensions internes. Le management s'est substitué à toute politique, la communication d'entreprise y tient lieu de discours politique.
Plus de citoyens, mais des associés qu'il convient de gérer en tant que ressources humaines, qui sont possédés par le Consortium, comme des esclaves, mais le possèdent en retour. Cette société fondée sur le principe des « stocks-options » pousse jusqu'à son paroxysme, où les cadres dirigent et les syndicats brillent par leur absence, aspire à dégager des gains de productivité. C'est là le cœur de l'histoire.
Le Conseil d'Administration du Consortium est divisé en deux factions opposées. La tendance majoritaire s'apparente au keynesianisme et au fordisme, elle est inclusive, reposant sur le plein emploi, apte à investir et à gérer sur le long terme. C'est le libéralisme classique tel qu'il a dominé la première moitié de ce siècle où le principe de rémunération du capital se fonde sur une prise de bénéfice restreint sur un marché en expansion maximale. Pomokian, la victime, incarne, lui, les tendances ultra-libérales actuelles où, selon l'idée que ce qui est rare est cher, la rémunération des capitaux repose sur un bénéfice maximum pris sur un marché restreint — étant donné l'unicité du Consortium, il faut faire abstraction de la dimension spéculative mais essentielle du capitalisme moderne — dont le corollaire est le chômage et l'exclusion sociale puisque les moins solvables perdent l'accès à la consommation. Pour produire peu, donc cher, et accroître la valeur ajoutée due à la rareté, moins de ressources humaines sont nécessaires. L'enjeu tourne en fin de compte autour de la raison d'être du Consortium selon qu'il ait ou non vocation à produire des hors-bilans — les exclus.
Nicolas Bouchard est à cent lieues d'un Alain Duret dont Les Kronikes de la Fédérasion sont lourdement politiques et didactiques, et finissent par se prendre les pattes dans leurs contradictions internes. Bouchard est, lui, limpide. Il ignore les digressions épaisses et ne s'éloigne jamais de l'intrigue. Peut-être pour ce premier roman n'a-t-il pas exécuté de prouesses stylistiques. Mais il a quelque chose à dire et une bonne histoire à raconter. Il va droit au but sans se perdre en fioritures. Les plus exigeants pourront sans doute lui reprocher un certain manque des finesse dans la résolution de son énigme, voire une impression de déjà vu, mais c'est là, sas aucun doute, de la bonne S-F comme on l'aime.
Gilles Dumay présente l'auteur comme à mi-chemin entre Agatha Christie — pour la chambre close — et Jack Vance — pour le tableau d'une société différente. Moi, tant pour son classicisme que pour son intrigue policière et la verve de son écriture, je vois en Nicolas Bouchard un digne héritier d'Isaac Asimov. Car pour une première publication, il n'a rien à envier au « bon docteur » qui débutait dans Astounding… À découvrir.