Poul ANDERSON
ORB
Critique parue en juillet 2014 dans Bifrost n° 75
The Boat of a Million Years est un roman-fleuve de Poul Anderson, publié en 1989 et nominé la même année pour le Nebula du meilleur roman. Fleuve par le nombre des caractères qui le composent autant que par l’amplitude de temps qu’il aborde ; trop fleuve, peut-être.
Trois ans après le succès de Highlander, Anderson raconte son histoire d’immortels traversant les siècles sans prendre une ride. D’où leur vient ce don ? Mystère. Une combinaison hautement improbable de gènes est sans doute la cause d’une longévité qui ne protège pas, néanmoins, d’une mort violente ou accidentelle. Mais ni duel ni quickening ici. Les immortels découvrent un jour qu’ils ne vieillissent plus, et doi-vent s’adapter à une situation qui peut les mettre au ban de la société.
Le roman débute quand Hanno, marin phénicien déjà bien plus vieux que la normale, embarque avec Pythéas pour explorer le Nord ; puis le récit saute de siècle en siècle, jusqu’au xxe et au-delà, vers l’espace lointain et le premier Contact.
Au fil de ce temps long, le lecteur suit une poignée de personnages qui ignorent, pour la plupart, s’ils ont des congénères dotés du même pouvoir. De lieu en lieu et d’époque en époque, du Japon médiéval aux plaines à bisons d’Amérique, du Far West à Constantinople, de la Kiev russe à la Chine impériale en passant par les déserts arabes, on suit la quête d’Hanno, qui, des millénaires durant, cherche ses semblables, et finit par les réunir au xxe siècle. Les huit partiront finalement pour les étoiles quand une humanité devenu posthumaine sombrera dans l’égotisme individualiste, n’offrant plus ni relation authentique ni espace sauvage à explorer ou à vaincre. Ils y rencontreront d’autres spatiopérégrins et trouveront une réponse au paradoxe de Fermi.
Au fil des pages, le lecteur découvre combien il est éprouvant de voir vieillir puis mourir ceux qu’on aime, et plus encore de réaliser que cette issue est inéluctable, immuable ; éviter donc de s’attacher — même s’il est tout aussi difficile de rester solitaire pour l’éternité. Il voit la nécessité de changer régulièrement d’identité pour ne pas être inquiété — même si, hors des religions du Livre, l’immortalité est acceptée comme signe de sainteté et non commerce démoniaque.
Ceci lui est présenté par le biais d’une succession de récits courts, organisés chronologiquement, tantôt rapprochés, tantôt espacés de plusieurs siècles. Puissants, religions, empires passent et disparaissent. Restent les immortels, et le commerce, qui irrigue tel un fluide vital l’organisme de la communauté humaine et en constitue le pouls. Chaque récit donne à voir, sentir, entendre la réalité d’un lieu et d’une époque. Et Anderson excelle dans cet exercice. On parcourt les rues de Massalia, de Constantinople, de Kiev, les plaines indiennes, les montagnes chinoises ; on est assailli par les sensations que distille l’auteur. On y est presque physiquement ; c’est à cela que sert la littérature.
Mais ce luxe de détail et l’amplitude balayée se paient aussi. Au fil de la progression, la succession des vignettes, très peu liées, finit par lasser. Le passage du temps historique à celui de la SF donne une impression de déséquilibre, comme si on avait accolé deux textes ou si les deux premiers tiers du roman n’étaient qu’un interminable prologue au véritable récit. Ce qui lie le tout, mis à part le libertarisme d’Anderson, c’est l’idée — illustrée déjà dans The Enemy Stars — que ce qui nous rend humains, c’est la soif d’exploration, la volonté de savoir ce qu’il y a de l’autre côté de la colline, même au péril de notre vie. Hanno est un navigateur, ce n’est pas un hasard. Pas un hasard non plus s’il quitte une Terre aseptisée pour aller naviguer sur les mers d’un monde à des milliards de kilomètres de sa Phénicie d’origine.
Un beau roman malgré sa longueur excessive et sa structure étrange.