Cette année 2011, encore, la science-fiction et la fantasy nous auront permis de découvrir quelques villes mémorables. De l’Alger psychodélique où nous a conduit Roland C. Wagner dans Rêves de gloire à la Johannesburg déjantée racontée par Lauren Beukes dans Zoo City, en passant par les ruelles insalubres et très alcoolisées de la Wastburg de Cédric Ferrand, les arpenteurs de l’imaginaire auront eu leur content de lieux insolites et d’urbanismes décalés. Pourtant, aucune de ces villes n’égale en beauté et en originalité celles que met en scène China Miéville dans son nouveau roman, The City & The City.
Pour un étranger, ou pour le lecteur qui entame les premières pages du livre, il n’y a pourtant en apparence qu’une seule et unique ville. Jusqu’à ce que quelques indices disséminés ici et là dans le texte laissent entrevoir une réalité tout à fait singulière. Beszel et Ul Qoma sont bien deux entités distinctes, strictement séparées, mais qui occupent le même espace géographique. Deux villes imbriquées l’une dans l’autre, mais chacune possédant ses propres lois, ses autorités, sa monnaie, son écriture ou sa culture. Deux villes dont les habitants ont pour consigne d’ignorer ceux d’à côté, quand bien même ils habiteraient l’immeuble d’en face. C’est ainsi que les citoyens de Beszel évisent en permanence ceux d’Ul Qoma, font abstraction de leur présence physique, et vice-versa. Enfreindre cette règle est la pire des infractions, et entraine aussitôt l’intervention de la Rupture, la police chargée de faire respecter la stricte séparation existant entre les deux villes.
On l’aura compris, China Miéville met en scène dans ce roman un univers totalement kafkaïen. Et il pousse cette logique jusque dans ses derniers retranchements. Ainsi n’est-on pas étonné de découvrir par exemple que Beszel comprend un quartier baptisé Ul Qomatown, où les expatriés ulqomans ont reconstitué leur mode de vie, mais que leurs anciens compatriotes ont bien entendu pour consigne d’éviser… Un exemple parmi d’autres de l’absurdité de cette société, aussi grotesque que fascinante.
Sur la forme, Miéville a opté pour le polar, genre urbain par excellence. Le récit suit l’enquête de Tyador Borlù, inspecteur à la Brigade des Crimes Extrêmes de Beszel, chargé de faire la lumière sur la mort d’une jeune femme. Si dans un premier temps il pense avoir affaire à ce qui ressemble à un meurtre de prostituée presque banal, l’affaire va très vite prendre une toute autre tournure. La victime en question est une étudiante américaine, dont les recherches l’ont amené à s’intéresser à l’histoire des deux villes et à ranimer une vieille légende urbaine, celle d’une troisième cité, dissimulée aux yeux des deux autres : Orciny. L’enquête de Borlù va le conduire des deux côtés de la frontière, et même un peu au-delà. L’intrigue est efficace, linéaire, tout le contraire de la complexité du monde dans lequel elle se déroule. On sent de la part de China Miéville le souci permanent de ne pas égarer son lecteur en route. De ce point de vue, même s’il lui arrive parfois de ressasser certains éléments du récit, l’objectif est atteint.
La progression de l’intrigue laisse ainsi tout loisir de se plonger dans la découverte de cet univers fascinant qu’est Beszel/Ul Qoma. La situation de ces deux villes ennemies n’est évidemment pas sans évoquer celles de lieux qui nous sont plus familiers, du Berlin de la Guerre Froide à la Jérusalem d’aujourd’hui, mais à certains égards elle est tout à fait différente. La particularité première de cette séparation est qu’elle ne peut fonctionner que grâce à un effort collectif volontaire et permanent. Certes, il y a la Rupture, chargée de remettre dans le droit chemin les récalcitrants, mais durant la majeure partie du roman celle-ci brille par son absence, et apparait dès lors davantage dans un rôle de croquemitaine que dans celui de force de l’ordre. Et même si quelques groupuscules militent en faveur de la réunification des deux cités, la volonté de l’ensemble de la population de cohabiter dans l’ignorance absolue de son voisin demeure la norme.
En général, lorsqu’une œuvre pose d’emblée un univers aussi délirant que celui de The City & the City, l’enjeu premier de l’histoire est de remettre en question le fonctionnement d’une telle société, et au final de l’abattre. Or, ici, cette question n’est presque jamais abordée. China Miéville adopte le point de vue d’un entomologiste. Il se contente d’observer et de décrire le monde qu’il met en scène, sans porter le moindre jugement, laissant au lecteur le soin de le faire, d’y voir les analogies avec le monde réel qui lui paraissent les plus pertinentes. Un choix qui ajoute encore au bonheur que procure ce roman, parmi ce que les littératures de genre ont pu nous offrir de plus beau et de plus intelligent. Si ça n’est pas un chef-d’œuvre, ça y ressemble tout de même vachement beaucoup.