Il y a quasiment un an, au moment où paraît le n°76 de Bifrost, Greg Egan concluait sa trilogie « Orthogonal » : un prétexte comme un autre pour nous pencher dessus.
Après avoir emmené son lecteur dans des futurs de plus en plus distants — mille ans pour Diaspora (1997), vingt mille pour Schild’s Ladder (2002) et cent mille pour Incandescence (2008) —, Egan le transporte ici dans un autre univers. A première vue, on pourrait craindre que notre auteur s’intéresse de moins en moins à l’humain, faisant de Zendegi (2010 pour la VO) une anomalie dans son œuvre. Les choses ne sont cependant pas aussi tranchées.
Un autre univers donc, rigoureusement décrit, et qui, en bref, diffère du nôtre sur deux points essentiels : le temps y est une dimension comme les autres, et la vitesse de la lumière est une variable (certaines longueurs d’onde sont plus rapides que d’autres). Différences qui n’ont en rien empêché l’éclosion de la vie et de l’intelligence. Ainsi, cette race de métamorphes humanoïdes, qui se reproduit par fission. (Et Egan de battre en brèche le présupposé selon lequel toute Nature serait intrinsèquement bonne : la procréation est ici fatale aux femmes.)
The Clockwork Rocket se centre sur le personnage de Yalda, une femme hors du commun. Issue d’une société agraire, elle gagne la ville pour ses études d’astronomie. En butte à l’hostilité et au conservatisme de ses pairs, elle va néanmoins effectuer des découvertes révolutionnaires sur la nature de son univers. Et comprendre que sa planète est menacée : depuis plusieurs années, des étoiles filantes toujours plus nombreuses illuminent le ciel. Ces « fonceurs » représentent un danger pour la planète, risquant de l’annihiler en cas de collision. L’état actuel des connaissances ne permet hélas pas de faire face à ce péril. Ce que Yalda sait néanmoins, c’est que, dans cet univers, avancer à une vitesse relativiste augmente la durée du trajet pour le voyageur. Elle émet alors le projet de lancer un vaisseau spatial selon une trajectoire orthogonale au temps de son monde d’origine, ce qui laissera aux passagers la durée pour résoudre le problème des « fonceurs » tandis que seules quatre années s’écouleront pour ceux restés sur place. C’est ainsi qu’est lancé dans les cieux lePeerless (le Sans-Pareil), rien de moins qu’une véritable montagne, et dont le voyage est raconté dans The Eternal Flame et The Arrows of Time. Le deuxième tome se déroule plusieurs générations après le départ du Peerless, à bord du vaisseau. Certains problèmes ont été résolus, d’autres ont fait leur apparition : les principaux sont la surpopulation du vaisseau et le carburant. Sans oublier un planétoïde non loin, fait de matière orthogonale. Les recherches sur ces trois problèmes et leurs implications ne vont pas sans causer peurs ou rejets au sein d’une société où le conservatisme est encore fort. Bien plus tard, au moment où débutele troisième tome, le Peerless est sur le point de faire demi-tour — une décision qui navre certains, peu désireux de sauver ce monde des origines qu’ils n’ont jamais connu. Mais ce qui divise l’équipage du vaisseau est l’invention d’une caméra capable d’envoyer des messages à rebrousse-temps. La moitié des voyageurs y voit la fin de son libre-arbitre, tandis que l’autre moitié s’enthousiasme pour les possibilités de l’appareil pour résoudre des problèmes futurs. Les tensions sont telles que certains envisagent l’exil. Une expédition est donc lancée orthogonalement vers une planète proche… dont la flèche temporelle s’avère inversée par rapport aux explorateurs.
Avec « Orthogonal », Greg Egan donne une dimension supplémentaire et inédite au worldbuilding, créant un univers de toute pièce, jusqu’à ses lois physiques. De fait, on serait bien en peine de prendre l’auteur en défaut, tant chaque point de cet univers est détaillé. De fait, chaque tome de la trilogie possède son lot d’échanges de points de vue entre chercheurs, biais par lequel on découvre et comprend ce monde en même temps que les personnages. Les notions abordées dans The Clockwork Rocket font la part belle à l’astrophysique, tandis que The Eternal Flame aborde biologie et physique des particules, dans des chapitres parfois arides qui risquent d’en rebuter certains. Enfin, le temps et ses directions font l’objet de casse-têtes dans The Arrows of Time. Une trilogie complexe donc, mais pas illisible : Egan donne au lecteur les clés pour appréhender son univers clés, et les nombreux schémas (dont la présence n’a rien d’injustifié) agrémentant les livres permettent de mieux saisir les concepts exprimés : de fait, « Orthogonal » s’avère dans ses développements plus aisé d’accès que Schild’s Ladder ou Incandescence. Y demeure cependant en commun le leitmotiv d’Egan : la primauté du questionnement, de la recherche et de la méthode scientifiques.
L’auteur n’en propose pas moins également une aventure humaine. Bien loin des personnages de Schild’s Ladder ou Incandescence, parfois guère plus que des silhouettes, on en vient à vibrer pour Yalda et ses pairs, face à l’adversité des conservateurs ou aux dangers de cet univers où rien n’est intuitif.
Certainement l’une des œuvres les plus ambitieuses d’Egan, la trilogie « Orthogonal » est aussi ardue que fascinante. S’il n’est pas évident qu’elle réconcilie les allergiques à l’auteur, on la recommandera sans réserve aux amateurs (anglophones).
À noter enfin, la parution en mai dernier d’une étude de Karen Burnham sur Greg Egan, titrée Greg Egan, aux presses universitaire de l’Illinois dans la collection « Modern Masters of Science Fiction ». Passant en revue les thématiques de l’auteur, explicitant la méthode scientifique qui sous-tend son œuvre, l’étude se conclut par une longue interview. Rien moins que passionnant.