Poul ANDERSON
BAEN
Critique parue en juillet 2014 dans Bifrost n° 75
La Terre, transformée par le temps et les guerres, est surpeuplée, inégalitaire, gouvernée par un régime autoritaire, le Protectorat. Grâce à une technologie proche de la téléportation, elle exploite des colonies planétaires et entretient pour ce faire un réseau de portes la reliant à de nombreux mondes et à des astronefs en mouvement. Quand le plus lointain de ceux-ci découvre une étoile morte, on téléporte quatre astronautes à son bord afin de l’étudier. Mais un accident encalmine l’astronef. Les naufragés doivent le réparer d’urgence, sous peine de mourir de faim à son bord. Il leur faudra d’abord surmonter leurs antipathies réciproques et, pour chacun, faire le clair avec ses raisons de vivre.
Ecrit en 1958, The Enemy Stars est gros des soucis de l’époque. On y entrevoit une Terre surpeuplée, organisée en castes aux privilèges héréditaires à peine compensés par une méritocratie marginale, dont le centre de gravité s’est déplacé vers l’Asie. Mais surtout, une Terre impérialiste : en pleine décolonisation, Anderson décrit une planète mère exploitant sans vergogne les ressources de colonies spatiales où des volontaires s’établissent sans espoir de retour, et où la révolte gronde, réprimée très violemment lorsqu’elle devient révolution.
Mais The Enemy Stars n’est pas qu’un background politique. C’est aussi, et peut-être surtout, une ode à la volonté, au courage, à l’abnégation, au sacrifice. Perdus dans l’espace, confrontés à leur mort probable, au vide glacial, à la solitude de l’infini, les astronautes trouveront en eux les ressources de sagesse, de force, d’humanité qui leur permettront, à une partie tout du moins, de rentrer à bon port. Et lorsque la femme de l’un d’eux demandera rageusement au père de son mari pourquoi partir dans l’espace, celui-ci répondra, citant Kipling, qu’on part dans l’espace comme on partit jadis sur les mers et pour les mêmes raisons. Pour aller plus loin, voir ce qu’il y a par-delà la colline, car la curiosité et le défi fondent notre nature humaine. Il n’y a pas d’animal explorateur.
Enfin, The Enemy Stars est un pamphlet pour l’ouverture et l’acculturation. C’est le contact fortuit avec une autre civilisation, plus éthique, plus égalitaire, plus décentralisée et trop grande pour être détruite ou absorbée, qui amènera dans l’espace humain les nouvelles idées indispensables à une régénération de la civilisation et, partant, à l’ouverture politique de notre monde. L’humanité ne peut rester provinciale dans une vaste galaxie, ne peut pas plus rester anthropocentrée que l’Occident ne put rester ethnocentré. Elle doit s’enrichir de l’Autre comme l’Autre s’enrichira d’elle.
The Enemy Stars n’est pas exempt des petits travers intellectuels ou stylistiques de l’époque. Quelques phrases fleurent bon les années 1950. Mais l’intelligence du propos fait vite oublier ces incongruités. De même, l’outil technologique au cœur du récit est peu fondé scientifiquement. Mais qu’importe, le propos n’est pas là. Ce qui compte, c’est la place dans l’univers de l’humanité et de chacun de ceux qui la composent. Comme dans Tau zéro, douze ans plus tard, Anderson impose à ses héros une panne technique extrême qui les force à aller plus loin qu’ils ne l’auraient cru possible. Ces hommes sont debout contre l’univers, comme les ancêtres vikings d’Anderson l’étaient contre les flots déchaînés. Respect.