Avec l’hyperespace et les voyages supraluminiques, les portails spatiaux font partie des lieux communs de la science-fiction. Un trope plutôt éculé que Peter Watts a entrepris de dépoussiérer sévèrement en partant de cette question toute bête : les portails spatiaux, c’est bien beau… mais qui les construit ? C’est là le thème de la novelette « L’Île » (2009 - prix Hugo 2010), qui introduit de la plus fulgurante des manières le cycle « Sunflowers ». Imaginez : l’Eriophora, astéroïde aménagé, propulsé par un trou noir dompté, fonçant à une vitesse relativiste d’étoile en étoile et dont l’équipage est chargé de surveiller la construction desdits portails. Ainsi se tisse ce réseau de portails — une véritable toile d’araignée – à travers la Galaxie. Une mission au très, très long cours : la durée se comptera en millions d’années. À bord de l’Eri, le Chimp, une IA stupide (encore que) gérant le vol et les chantiers, et des milliers d’humains congelés, réveillés par intermittence pour superviser les chantiers que le Chimp ne peut gérer seul. Au sein de cet équipage, il y a Sunday Ahzmundin, forte tête entretenant un rapport privilégié avec le Chimp. L’île qui donne son titre à la novelette, c’est cette sphère de Dyson organique. Face à cette chose incommensurable, les idées reçues de Sunday sur la vie et l’intelligence vont partir en miette.
Deux nouvelles ont enrichi l’univers abordé dans « L’Île » : « Géantes », qui soulève la question de l’ingérence du Chimp pour unifier un équipage indocile et rebelle, et « Éclat », préquelle centrée sur la formation de Sunday, peu avant le départ de l’Eri, quelque part au xxiie siècle. Des détails de « L’Île » laissent deviner que le trajet n’a pas été un long fleuve tranquille. C’est le sujet de The Freeze-Frame Revolution, dernier texte en date (ou presque) de cette séquence. Son titre – la « révolution image par image » – pose d’emblée la problématique : comment concerter une révolte lorsqu’on est réveillé tous les x milliers d’années par une IA indigne de confiance ? Car le Chimp a, ou aurait, pris des décisions ayant causé la mort de quelque trois mille membres d’équipage. Une paille, à peine un dixième du total. Si certains se posaient déjà la question de la pertinence de leur mission après des millions d’années de voyage, cette révélation les incite à fomenter une révolution visant à désactiver l’IA et à prendre le contrôle de leur existence.
Les premières lignes de The Freeze-Frame Revolution rassurent : même s’il ne revient à ce cycle que tous les trois, quatre ans, Peter Watts n’a rien perdu de son talent à susciter le vertige. Nous voici soixante-six millions d’années dans le futur : une durée comparable à celle qui nous sépare de l’extinction des dinosaures… Ce court roman se permet même le luxe d’être plus accessible que les précédentes nouvelles du cycle, notre auteur s’intéressant ici davantage à ses personnages, Sunday en tête, et explorant plus en profondeur les coins et recoins de l’ Eriophora. L’astéroïde cesse ici d’être un simple décor, ses entrailles claustrophobiques devenant un protagoniste à part entière.
Cette Revolution gratouille les neurones, quoique sous un angle moins axé science qu’à l’accoutumée. Watts nous questionne : quelles responsabilités déléguer à une Stupidité Artificielle chargée de veiller sur vous pendant des millions d’années ? Quelle confiance lui accorder ? Comment mener une mission a priori dénuée de fin ? Comment aborder le très, très, très long terme ? S’il y a un reproche à adresser au récit, celui-ci, mineur, a trait à la structure : une longue mise en place pour un dénouement un brin hâtif ; on aurait apprécié que l’auteur s’offre quelques pages supplémentaires. Qu’importe. Le périple en valait la peine, et on ne peut que se montrer impatient de savoir où Watts mènera ensuite l'Eriophora. Une chose est sûre : on sera du voyage.