 
        
      
      
        
      
      
    
              Ellen RASKIN
              MONSIEUR TOUSSAINT LOUVERTURE
                                           18,50 €             
Critique parue en juillet 2025 dans Bifrost n° 119
Seize personnes sont convaincues par l’agent immobilier Barney Nordrup d’acheter ou de louer un appartement dans les Tours du Soleil Couchant. Les immeubles de haut standing sont dressés non loin du manoir de Samuel J. Westing, milliardaire ayant fait fortune dans le commerce des articles en papier. On dit que le vieillard est mort et que son fantôme hante la maison. Une nuit, à la suite d’un pari, Tabitha-Ruth Wexler, treize ans, surnommée « Tortue », mais qui préfère parfois qu’on l’appelle Alice, pénètre dans les lieux et découvre le cadavre. Peu de temps après, un 4 juillet, jour de la Fête nationale, les seize résidents sont conviés à la lecture du testament. Le document, en forme de règle du jeu, affirme que Westing a été assassiné et qu’il connaissait son meurtrier. Le coupable se trouve parmi les habitants des Tours qui ont un an, au jour près, en travaillant par paires, pour découvrir le coupable. Seul l’un d’entre eux emportera la totalité de la mise, une fortune s’élevant à deux cents millions de dollars (plus d’un milliard et demi de dollars en 2025). Mais pour cela, il faudra suivre les règles tordues du jeu de Westing.
Après les formidables Et c’est comme ça qu’on a décidé de tuer mon oncle de Rohan O’Grady et Zephyr, Alabama, de Robert McCammon (respectivement critiqués dans Bifrost n° 96 et n° 107), Monsieur Toussaint Louverture nous propose un nouveau bijou de réalisme magique sous couverture cartonnée (à quand une réédition cartonnée du O’Grady ?).
Publié en 1978, lauréat cette année-là de la médaille Newberry récompensant l’œuvre la plus importante en littérature jeunesse, adapté pour la radio et la télévision, The Westing Game infuse dès ses premières pages un sentiment étrange, éthéré, cette impression du bizarre qu’offre parfois la réalité lorsqu’on la considère d’un regard oblique. Quand l’ordinaire parvient de nouveau à surprendre et susciter l’étonnement.
D’entrée, les conditions du drame relèvent du hautement improbable. Les seize élus qui se retrouvent au sein des Tours ne se connaissaient pas et ignoraient complètement qu’ils étaient d’éventuels légataires. Pourtant, ils ont tous accepté la proposition de logements avant de connaître leur point commun. À partir de là, durant douze mois en huis clos, leur vie va être dictée par les ultimes volontés d’un mort sous la forme d’une murder party. Les huit binômes, que Westing a apparié selon une raison connue de lui seul, se retrouvent régulièrement dans un salon aux murs recouverts d’équipements sportifs de toutes sortes, comme autant d’armes du crime. Chaque binôme s’assoit à une table de bridge, dispose de dix mille dollars en espèces et d’une enveloppe contenant un ensemble d’indices qui varient d’une enveloppe à l’autre.
Le milliardaire adorait s’adonner à n’importe quel jeu, mais surtout aux échecs. Dans le salon, sur l’échiquier, les pièces blanches semblent se déplacer toutes seules au fil des mois, les faux-semblants se succèdent, qu’accompagne une prolifération d’indices. Mais indices de quoi ? « Vague pourpre » ; « Que Dieu raffine ton or » ; un suspect boiteux mais pratiquement tout le monde finit à un moment ou un autre par boiter — car la futée « Turtle » Wexler balance de douloureux coups de pieds au tibia à celui qui touche sa tresse —, les règles sont à la fois strictes et floues. La juge Ford, seule personne afro-américaine parmi les occupants, en vient à penser que le milliardaire exécute une vengeance d’outre-tombe contre celui qu’il tient responsable du suicide de sa fille, et que le pseudo assassin est en vérité une cible désignée.
De plus, chaque personnage a un secret, une faille, une blessure, voire une identité secrète : « Certains ne sont pas ceux qu’ils disent être, d’autres ne sont pas ceux qu’ils semblent être ». Jake Wexler, le père de « Turtle » ; est podologue et bookmaker. Christos Theodorakis, adolescent atteint d’une maladie dégénérative, semble en savoir beaucoup mais est dans l’incapacité de parler ; Lates, la femme de ménage qu’aide le vieil Otis toujours coiffé d’un casque d’aviateur en cuir, est beaucoup moins insignifiante que ce qu’indiquent les apparences.
Au final, dans une ambiance qui n’est pas sans rappeler l’ultime épisode de la série Le Prisonnier, rendue chez nous par une remarquable traduction, la clé de l’énigme est du jamais vu. Les trois derniers chapitres, dans une succession d’inserts courts sur quelques pages, forment un épilogue émouvant, une réflexion douce-amère sur le mystère que sont la vie et la mort, par une autrice et graphiste décédée à l’âge de cinquante-six ans.
Digne héritier du film Le Limier de Joseph L. Mankiewicz, anticipant en bien des points la série Only Murders in the Building, The Westing Game est en soi une énigme littéraire qui comblera les amateurs de fantastique et de romans policiers.
Xavier MAUMÉJEAN