Thecel est peut-être ce qui se rapproche le plus d’une fantasy dickienne. Affirmation paradoxale, puisque l’auteur américain a surtout œuvré dans le champ de la SF. Mais à Léo Henry rien d’impossible. En fin connaisseur de Dick, il investit la fantasy en tentant d’y appliquer son esthétique, fondée sur l’amour du factice. Sa réussite indéniable consiste à problématiser les reproches évidents adressés à un genre qui, bien que protéiforme, reste très consensuel, enclos dans ses connaissances et ses représentations, satisfait de la stabilité de sa production : une paralittérature de clichés plus que d’idées, qui accorde une trop grande importance au décor (le sacro-saint worldbuilding), aux effets spéciaux, aux cartes ou aux dragons, au détriment d’une intrigue ouverte.
Dans Thecel, Henry s’empresse de sacrifier aux conventions pour mieux s’en jouer. Ce n’est pas un hasard si le roman s’ouvre sur une carte et se referme, plus ou moins, sur un vol de dragons. Le lien entre ces créatures et l’espace est aussi vieux que la locution latine « hic sunt dracones » figurant sur les portulans du Moyen-Âge, qui vient marquer, dans les bordures, les régions dangereuses ou/car inexplorées, des non-lieux silencieux qu’on tente de dompter par la parole. En mode fantasy, la carte crée des continents entiers à explorer par l’imagination. Alors même que, dessinés en marge, les dragons sont censés faire office de mise en garde et d’invitation au voyage, ils en soulignent toutefois le statut paradoxal : la mise en scène d’un ailleurs bien familier. Au premier regard, Thecel se veut tout aussi rassurant, partagé entre un empire, celui des Sicles, et des marges abandonnées aux barbares qui se sont substitués aux dragons comme repoussoirs. C’est un monde clos, sous contrôle. Il n’y a plus d’espaces vierges sur lesquels fantasmer, il n’y a rien derrière ou au-delà de la carte. Mais pour Moïra, la fille de l’empereur, ce que dit la carte reste difficile à croire : ses lectures d’enfance suggèrent le contraire.
Les livres d’enfant ont toujours raison. Car, en effet, dans Thecel, le décor est l’histoire… À un point du récit, la réalité, comme dans tout bon opus dickien, devient fluctuante, incertaine, perdue parmi les multiples combinaisons de ce qui semble relever d’un jeu aux règles absconses se déroulant à l’échelle cosmique. Henry échafaude un livre-univers qui est, en définitive, construit par ses habitants. Cela peut sembler confus ; c’est au contraire une mécanique sans faille.
Avant cela, le père de Moïra meurt, son frère disparaît plutôt que de régner, elle-même s’enfuit pour échapper à un mariage forcé et aux menées des factions rivales qui détiennent le pouvoir et entendent bien le conserver. Dans une trajectoire exactement inverse à celle décrite dans La Panse, Moïra se lance sur les traces de son frère. Son errance, agrémentée des rencontres, poursuites, alliances et trahisons de circonstance, l’amènera à mettre au jour le double fond qui manquait à son monde. L’extraordinaire secret de Thecel, appelé « retournement », permet de modifier les contours et la géographie de surface et de passer au verso, dans un monde océanique parsemé d’îlots de civilisation. Cette magie tectonique est commandée par un mystérieux plateau de jeu dissimulé dans les entrailles du palais-labyrinthe de Thecel, parfait microcosme de l’univers du récit, et on pense au Château de Kafka, au Gormenghast de Mervin Peake. Toute l’intrigue, on s’en doute, convergera vers ce fameux plateau : qui le maîtrisera, ou jouera le dernier coup, aura la mainmise sur la réalité et pourra démarrer un nouveau cycle. Sachez seulement que les dragons feront leur retour : non plus cette fois en marge, mais au centre de la carte…
C’est stimulant, théorique, émouvant : dans ce monde qui se recompose sans cesse, muable, où les mots sont parfois considérés comme des prisons pour les êtres et les choses, l’héroïne pourtant s’accroche à ses souvenirs et s’adjuge le pouvoir de nommer, seuls viatiques pour accéder à une forme supérieure de liberté, avec ce qu’elle implique de luttes (y compris contre soi-même) et de renoncements. Ce roman sur le changement impose aussi un changement de perception : ses arrière-plans et ses personnages, qu’on pourrait juger trop rapidement esquissés, participent de cette expérience de l’impermanence et du faux-semblant. À la fois roman-bilan d’un genre et d’une génération, aventure ludique bruissant de correspondances, méditation sur l’imaginaire et l’idéologie de la carte et des territoires dans la fiction, Thecel possède des arguments pour devenir un classique instantané.