Poul ANDERSON
SIGNET
Critique parue en juillet 2014 dans Bifrost n° 75
[Critique commune à The Corridors of Time et There will be time.]
Le voyage dans le temps, thème récurrent dans l’œuvre de Poul Anderson, est loin de se limiter aux seules aventures de « La Patrouille du temps ». Parmi les nombreux récits dans lesquels le sujet est abordé, deux courts romans méritent plus particulièrement notre attention : The Corridors of Time et There Will Be Time.
The Corridors of Time met en scène Malcolm Lockridge, un homme accusé de meurtre après s’être défendu contre une bande de voyous qui l’a agressé en pleine rue. Alors qu’il attend d’être jugé, il reçoit la visite en prison d’une belle et mystérieuse femme, Storm Darroway, qui lui propose son aide, à condition qu’il accepte de l’accompagner au Danemark pour y accomplir une mission. C’est en sa compagnie que Lockridge va découvrir l’existence de couloirs souterrains permettant de voyager dans le temps, mais également celle de deux organisations secrètes qui s’affrontent à travers les époques : les Wardens et les Rangers. L’objectif n’est pas pour elles de modifier le passé, ce qui est physiquement impossible, mais chacune lutte pour imposer à l’humanité sa propre vision du futur : proche de la nature pour l’une, ultra-technologique pour l’autre. A travers ses pérégrinations temporelles, Lockridge sera amené à comprendre, et le lecteur avec lui, à quoi ressemble l’avenir promis par chaque faction, et surtout quel est le prix qu’elles sont prêtes à payer pour imposer leur vision.
Si les premiers chapitres de The Corridors of Time ne paient pas de mine, le roman trouve sa voie lorsque son héros entame son périple temporel. Comme toujours, Poul Anderson accorde un grand soin à la reconstitution des différentes époques que traversent ses personnages, qu’il s’agisse du Danemark du xviie siècle ou de la même région trois mille cinq cents ans plus tôt. Et les quelques aperçus que nous donne l’auteur de l’avenir de l’humanité sont tout aussi saisissants. De son côté, Malcolm Lockridge est un héros typiquement andersonien, farouchement indépendant, qui refuse de se laisser manipuler et de n’être qu’un pion dans un conflit qui le dépasse. Aux deux options qui lui sont proposées, il préfèrera une troisième voie, qui donne à ce roman une conclusion aussi belle que touchante.
Paru huit ans plus tard, There Will Be Time présente plusieurs points communs avec The Corridors of Time, à commencer par la lutte que mènent à travers temps deux organisations rivales. Ici aussi, il n’est pas question de modifier le passé, mais de préparer l’avenir et de bâtir une nouvelle civilisation qui devra succéder à un inévitable holocauste nucléaire (1). Mais par certains côtés, There Will Be Time est une œuvre plus originale et plus intimiste que la précédente.
L’histoire est celle de Jack Havig, un homme qui, depuis sa naissance, dispose du pouvoir de voyager dans le temps. Si on laisse de côté les éléments purement SF du récit, il y a une nette part autobiographique dans la description de la vie de cet enfant solitaire qui a grandi dans un environnement rural après la mort de son père et qui va très vite prendre l’habitude de fuir son morne quotidien pour découvrir d’autres époques, d’autres modes de vie, et mûrir ainsi beaucoup plus vite que les gamins de son âge. D’autant plus que, comme il va bientôt le découvrir, son don n’est pas unique. D’autres, au fil des siècles, ont développé un pouvoir semblable. Et ces êtres singuliers auront pour la plupart la tentation de retrouver leurs semblables.
Dans ce roman, Poul Anderson mêle avec maestria le récit de la vie de son héros et l’histoire plus large qui lui sert de toile de fond. Jack Havig est sans cesse tiraillé entre son désir de mener une vie paisible au côté des deux femmes dont il va successivement tomber amoureux et l’impérieux sens du devoir qui va l’amener à jouer un rôle crucial dans l’avenir du monde. Le ton de cette histoire est souvent sombre, parfois même désespéré, pourtant, au final, le romancier ne peut s’empêcher de prédire à l’humanité de beaux lendemains. Ce mélange de gravité et d’optimisme, d’intime et d’universel, fait de There Will Be Time l’un des plus beaux romans de son auteur.
(1) Un futur dont Poul Anderson avait de?ja? donne? un aperc?u dix ans plus to?t, dans les nouvelles « Le Peuple du ciel » et « Le Peuple de la mer » (in Fiction n°92 et 108), et qu’il de?veloppera par la suite dans Orion Shall Rise.