Sous-titré « une expérience en fiction », cet essai se propose de réexaminer l'œuvre de Tolkien dans sa globalité et non pas du seul point de vue du « Seigneur des anneaux ». L'ouvrage se range en effet dans la collection « Médiévalisme(s) » qui « entend étudier la réception du Moyen Âge aux siècles ultérieurs » et c'est donc à l'aune de la (ré)appropriation des mythes qu'est examinée l'œuvre, ainsi qu'à l'époque de sa rédaction, entre deux guerres mondiales — ce qui n'est pas neutre.
L'entreprise ne l'est pas davantage : Tolkien ne se veut pas conteur d'histoires, il inscrit d'emblée son œuvre dans un projet plus vaste, qu'il appelle le Legendarium, comprenant les romans, poèmes, lais, et qui vise à créer un mythe. C'est pourquoi, chez ce philologue et poète, le langage se situe au cœur du projet : l'influence de Barfield, théoricien du langage et de la poésie, est ici visible, ce dernier considérant la mythologie comme une « maladie » du langage qui appréhende les mots dans leur acception d'origine, avant que l'usage n'en fasse des métaphores et perde leur sens premier, que seuls les poètes savent retrouver.
Isabelle Pantin revient sur les sources et influences de jeunesse, lesquelles montrent tout de même un attrait pour le moins obsessionnel envers tout ce qui concerne les légendes et, en tout cas, un mépris de la modernité qui confine à l'autisme. C'est le moins qu'on puisse dire quand on apprend que l'érudition de Tolkien se limitait à ses domaines de prédilection et ignorait par exemple les travaux de Claude Lévy-Strauss, un refus de la modernité avoué que les critiques de son temps lui reprocheront.
Pour mieux cerner les aspects de la personnalité de l'auteur, Isabelle Pantin se penche sur le cercle littéraire des Inklings liés à l'université d'Oxford, auquel appartenait précisément Barfield, ainsi que les écrivains Charles Williams, C.S. Lewis, connu entre autres pour Le Monde de Narnia. Les prises de position et les écrits critiques de ce dernier, auxquels Isabelle Pantin attache une grande importance, au point de lui consacrer un chapitre entier, permettent de mieux comprendre le Legendarium de J. R. R. Tolkien.
Le sens de l'œuvre apparaît quand il devient évident que Tolkien ne cherche pas à restituer des contes et légendes oubliés : il n'est pas folkloriste. Il met en avant la subjectivité de l'âme plutôt que la desséchante objectivité de la restitution exacte d'une épopée, cherchant avant tout à captiver, sans se laisser enfermer dans le passé. Chez lui, l'histoire revivifie le mythe, mais n'y renvoie pas ; le mythe, extérieur à l'art, infuse plutôt l'histoire, il est matériau dans lequel puiser, un véhicule et non une forme figée que l'artiste contemporain restituerait.
Remonter aux sources, pour Tolkien, revient à raisonner à l'envers. Il est probable qu'il aurait renié nombre de ses continuateurs qui, s'étant mépris sur le sens de son œuvre, ont entrepris de la prolonger superficiellement.
Pas passéiste, mais seulement tourné vers le passé, Tolkien en donne la preuve en cherchant dans un premier temps à restituer son univers à travers des écrits de science-fiction ! Deux œuvres inachevées le montrent tentant de créer des ponts vers un autre temps, par lequel on accède par la mémoire et le rêve. Analysant ainsi les rapports au temps et à l'espace, Isabelle Pantin remarque que l'œuvre de Tolkien est traversée par une réflexion sur l'hérédité et la mémoire.
Il s'agit bien de mythe, pas d'allégorie, plus anecdotique, qui n'a pas la même portée ni intemporalité. D'ailleurs, Tolkien prend rapidement ses distances avec George MacDonald, l'auteur de La Clé d'or, coupable selon lui d'avoir construit des « allégories conscientes » au lieu de se laisser porter par le mythe. En s'y ressourçant plutôt qu'en le travaillant, le didactisme simpliste ou trop immédiat de l'allégorie est remplacé par une épaisseur qui confine à une cosmogonie : c'est un univers entier, qui plonge ses racines loin dans le temps, que Tolkien se propose non pas de restituer mais d'insuffler dans ses écrits : l'influence de Bergson sur Lewis, notamment L'Evolution créatrice et L'Energie spirituelle, offre de ce point de vue des pistes de lecture pertinentes.
Isabelle Pantin se penche bien évidemment sur la poétique de l'œuvre : le style épique de la légende, les poèmes permettent d'établir une distinction entre mythe et histoire. Les récits inachevés deviennent de ce point de vue des fictions véhiculaires qui renvoient au temps mythique. Cela permet d'analyser la dimension tragique du Silmarillion, la lutte entre le Bien et le Mal du Seigneur des anneaux qui n'est dichotomique qu'en apparence, l'importance de la topographie et de ce qui fait monde, qui permet de réinventer une épopée mythologique à partir d'ajouts successifs et d'influences diverses, biographiques, factuelles ou culturelles. La cartographie, les poèmes et les lais, l'ensemble du corpus ne sert pas, comme ce sera le cas chez maints suiveurs, à développer un exotisme propre à créer un dépaysement ou un effet de réel, mais bien à poser les fondements d'un mythe. C'est ainsi que l'on voit Tolkien se laisser déborder par son invention, et faire lanterner son éditeur afin de peaufiner une œuvre prédestinée à rester inachevée car en constante mutation, ni lisse ni statique mais vivante, ce qui explique en partie sa postérité.
Si on ne suit pas l'auteur sur tous les points (le western, et en particulier Le Dernier des Mohicans, comme creuset d'histoires est douteux : les correspondances relevées ressemblent davantage à des motifs littéraires habituellement déployés pour dramatiser une intrigue), force est de reconnaître qu'Isabelle Pantin, professeur à l'Ecole Normale Supérieure, a réalisé là une étude fouillée, riche en informations sur J. R. R. Tolkien, et d'une pertinence rare qui éclipse sans peine un bon nombre de ceux qui l'ont précédée.