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Les critiques de Bifrost

Tom O'Bedlam

Tom O'Bedlam

Robert SILVERBERG
J'AI LU
384pp -

Bifrost n° 49

Critique parue en janvier 2008 dans Bifrost n° 49

Le nom de Tom O'Bedlam, dans la culture anglo-saxonne, est fortement connoté. On le trouve par exemple dans Le Roi Lear, où Edgar prend l'allure d'un Tom O'Bedlam pour se protéger de son frère, tandis que les Bedlam beggars hantent les rues de Londres. En 1618, on donne à la Cour une pièce chantée, intitulée Mad Tom O'Bedlam, dont Silverberg utilise les couplets successifs en tête de chapitre. Bedlam, en effet, est l'abréviation de Bethléem. Mais c'est surtout, à partir de l'an 1403, le petit nom de l'Hôpital St Bartholomé, premier hôpital anglais consacré à l'étude et au traitement des maladies mentales et où l'on peut, moyennant un penny, assister en direct au spectacle de la folie. Peu à peu, le terme entre dans le langage courant et Tom O'Bedlam devient le nom populaire des fous. Par le choix de ce titre, Robert Silverberg s'inscrit donc sciemment dans l'histoire culturelle de la folie. La transformation de l'Hôpital Bedlam en asile de fous marque le début de ce que Michel Foucault appelle l'ère du Grand Enfermement. Fini le temps du Moyen-âge et des bouffons royaux, où l'on exhibait ses fous, et où leur parole était l'objet d'une écoute mystique. Le fou appartient désormais à une marginalité que la société refuse de voir. Puis viennent les Lumières, dont le goût insatiable pour les curiosités fait renaître l'intérêt pour la folie. On va voir les fous, on s'en divertit et l'on aperçoit dans leur étrangeté une sorte d'écho troublant des tendances profondes de l'homme normal. Le regard que l'homme porte sur la folie est donc extrêmement variable et ambigu. Le fou, c'est toujours l'autre. Mais un autre dont la définition fluctue au gré des modes.

C'est à ce problème que Silverberg s'attaque ici. Il met en scène un monde post-apocalyptique, où le normal et le pathologique entretiennent des rapports ambigus, du fait de la disparition des repères traditionnels et des normes établies. On y suit successivement trois groupes de personnages, dans lesquels, toujours, la question de la folie se trouve posée. Car qui est fou ? Tom, avec ses hallucinations, ou les maraudeurs croisés en chemin, qui s'adonnent à la violence par pur désœuvrement ? Les malades mentaux de l'Institut Népenthe, ou les médecins assez fous pour prétendre définir la normalité ? Les mystiques de la secte partie à la rencontre de ses dieux, ou le professeur qui les suit dans l'espoir de rencontrer du sens — n'importe lequel ? Silverberg nous montre que la définition de la folie n'est qu'une étiquette rassurante, qui ne traduit que bien pauvrement l'extrême complexité de notre vie psychique.

Comme dans Le Château de Lord Valentin, c'est quand les rêves commencent à s'étendre que leur nature pose problème. Peut-on encore parler d'hallucinations, quand tout le monde se met à faire les mêmes songes ? Est-ce une folie collective, née de l'expérience commune d'un monde ravagé ? La manifestation d'une Vérité transcendante, révélée à un Tom messie ou prophète ? Une sorte de contagion télépathique, dont il serait la source involontaire ? Une manipulation psychique, d'origine extraterrestre ? Comment le savoir ? Pourquoi, à la limite, se le demander ? Ce qui fait l'attrait et le danger du fou, finalement, c'est qu'il g l'air d'avoir un monde à lui, tandis que nous ne sommes que des étrangers au Réel, inaptes à y trouver leur place. Et quand, comme Tom, il nous invite dans son monde, nous propose le Passage vers l'Ailleurs, il occasionne une sorte de vertige : je ne dois pas sauter… je saute.

Outre la méditation sur la folie et sur la condition humaine, qui en constitue la trame, Tom O'Bedlam est d'une grande richesse onirique. Les visions de Tom, les rêves qui en découlent, ont une qualité poétique indéniable. Les personnages de Silverberg ne se contentent pas de vivre extérieurement leurs expériences, mais en sont profondément, intimement affectés. L'impact des rêves (ou de l'absence de rêves) est traité avec une grande finesse psychologique. On retrouve des thèmes chers à l'auteur, comme le voyage initiatique, le fanatisme religieux, la quête de soi, etc. Bref, un roman subtil et dérangeant, poétique et cruel, où les personnages sont de vrais individus qui ne se laissent pas réduire à une étiquette pratique, où les explications sont à chercher et où l'ambiguïté reste entière. Jusqu'à la fin ? À chacun de le découvrir…

Nathalie LABROUSSE

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