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Les critiques de Bifrost

Toxoplasma

Toxoplasma

Sabrina CALVO
LA VOLTE
19,00 €

Bifrost n° 97

Critique parue en janvier 2020 dans Bifrost n° 97

Après le méditerranéen et contemporain Sous la Colline, Sabrina Calvo emporte avec Toxoplasma ses lecteurs et lectrices outre-Atlantique, dans un futur que l’on suppose proche. L’autrice y imagine, avec une puissante inventivité, le triomphe à Montréal d’une Commune évoquant à plus d’un titre celle qui gouverna fugitivement Paris en 1871. Émergeant comme celle-ci d’un chaos généralisé – provoqué ici par la déflagration technologique que fut l’effondrement soudain d’Internet –, le «  Printemps d’érable » a fait de Montréal le fertile terreau d’une floraison d’expériences libertaires. Certaines consistent à définir de nouvelles modalités économiques, telle celle dont participe Nikki, l’une des trois protagonistes de Toxoplasma. La jeune femme travaille dans un singulier vidéoclub ne proposant à sa clientèle que d’antiques VHS de films d’horreur des années 1980, que l’on loue avec des « vrais billets, des faux billets, des coupures de journaux, des bijoux. » Puisque désormais « tout se vaut. » D’autres, comme Kim (l’amante de Nikki) et Mei, usent de leurs talents informatiques pour étendre la révolution montréalaise à «  la Grille », l’espace numérique qui a succédé au défunt Net. Aux côtés de cette cinéphile se défiant des hiérarchies esthétiques et adepte du troc, ou de ces anarcho-hackeuses réinventant le monde virtuel, l’on retrouve encore les membres d’une communauté sylvestre aux allures matriarcales : dans celle-ci, «des hommes lavent leurs affaires dans des baquets. Des femmes transportent des poutres pour construire une cabane dans les arbres. » Les unes et les autres tracent ainsi quelques-uns des nombreux « sentiers [qui] se croisent et se perdent les uns dans les autres, dévoilant à chaque lacet un mode de vie , une fenêtre vers le futur ».

Mais, en cela semblable à la fragile Commune parisienne, l’isolat libertaire formé par Montréal vit sous la menace constante d’une nouvelle sorte de Versaillais. Passé sous la coupe du « Roy », le pouvoir fédéral canadien allié « des fascistes au pouvoir aux USA » a massé ses miliciens aux portes de la ville. Et d’ainsi s’annoncer un apocalyptique «ballet d’hommes en cuir [qui] vont tout ravager, […] ne rien laisser » de cette libre Montréal… Mais comme le clame le speaker d’une radio (vraiment) libre émettant depuis les profondeurs boisées entourant la cité révoltée : « le futur est un cauchemar mais l’avenir de l’homme est une femme ». Ou plutôt les femmes que sont Nikki, Kim et Mei. Réunies en une sororité féministe, lesbienne et cosmopolite – toutes sont originaires d’un continent différent –, cette trinité intersectionnelle accouchera du miracle à la fois mystique et technologique par lequel se clôt Toxoplasma. Chacune y jouera un rôle particulier, reflet de sa profonde singularité. Nourrie de sa passion pour le cinéma-bis, mais aussi de ses rêves visionnaires, la psychogéographe Kim débusque à travers Montréal « des signaux qui grésillent, un monde invisible qui se superpose à celui, visible, qu’elle foule ». Sorte de chamane numérique, Kim explore la Grille comme s’il s’agissait d’un au-delà 2.0, tandis que la Bad Girl Mei s’y fait tantôt voleuse, tantôt guerrière pour en percer elle aussi les mystères. Au terme de ces enquêtes – car Toxoplasma, généreux melting-pot générique, tient aussi du polar –, le trio d’héroïnes mettra à jour les fondements féminins et salvateurs d’un monde dont Montréal constitue le centre géométrique et occulte…

Pour donner non seulement à lire, mais plus encore à voir comme à ressentir le foisonnement de Toxoplasma, Sabrina Calvo use avec une puissance encore plus affirmée des « armes » stylistiques mobilisées dans Sous la Colline. Les unes empruntent au vérisme anxiogène d’une SF hardboiled et dystopique. Les autres relèvent d’une poésie incantatoire jusqu’à l’hallucination, déployant peu à peu le lumineux horizon d’une utopie en passe de devenir réalité. Pas étonnant, donc, que Toxoplasma, dont l’audace et la singularité militantes évoquent celles d’un China Miéville, ait été récompensé (entre autres distinctions) par le Grand Prix de l’Imaginaire.

Pierre CHARREL

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