[Critique commune à Traces et Phase Space.]
Chose peu visible en France : Stephen Baxter est un nouvelliste des plus prolifiques. Si seule une quinzaine de nouvelles (avec le présent numéro de Bifrost) ont été traduites sous nos latitudes, Baxter est l’auteur de près de deux cents textes courts. Jusqu’à présent, une demi-douzaine de recueils de sa plume est parue outre-Manche, le plus souvent en relation avec un cycle de romans — Vacuum Diagrams est un addendum au « Cycle des Xeelees », Resplendent aux « Enfants de la Destinée », et Phase Space prolonge les « Univers Multiples ». Si Vacuum Diagrams est prévu pour un avenir proche aux éditions du Bélial’, le Fleuve noir et les Presses de la cité n’ont pas jugé bon de faire traduire en leur temps Phase Space et Resplendent — dommage.
A l’inverse des recueils cités plus haut, Traces ne se réfère à aucun roman. Recueil paru en 1998 au Royaume-Uni, il regroupe les nouvelles de l’auteur publiées entre 1988 et 1997. Vingt et un textes de jeunesse, en somme, dont un petit tiers a déjà été traduit dans différentes revues et anthologies (Etoiles Vives, Aventures lointaines). Certaines des nouvelles composant Traces sont des ébauches pour des romans à venir. « The Jonah Man » figure un homme gobé par une baleine de l’espace dans une nébuleuse protoplanétaire ; « Journey to the King Planet » raconte une expédition impromptue pour Jupiter, à bord d’une navette propulsée à l’anti-glace. On aura reconnu là Gravité et Anti-Ice. Le steampunk caractéristique de ce dernier roman se retrouve dans « Tu ne toucheras plus jamais terre » et « Mittelwelt », deux nouvelles avec Herman Göring en guest star improbable (deux récits parus par chez nous dans les anthologies Aventures lointaines 1 et 2, chez Denoël). D’autres textes mettent en place des environnements extrêmes, tels ceux de Flux ou, encore une fois, Gravité. C’est par exemple le monde tubulaire de « Downstream », où l’information circule à sens unique. C’est, dans « The Blood of the Angels », cette Terre future à l’orbite excentrique à la suite d’une collision avec une comète : soumis à de longs hivers, les humains se sont divisés en plusieurs races pour survivre. Dans « In the Manner of Trees », sur une planète lointaine, les explorateurs découvrent que les descendants des colons humains sont devenus des enfants se reproduisant par parthénogenèse : pourquoi ? Baxter sait aussi manier l’humour, comme en témoigne le délicieux « George et la Comète » (dans Utopiales 2009 pour la VF).
Une bonne part des nouvelles font la part belle à l’exploration spatiale, que celle-ci soit passée ou future. Dans « Zemlya », on croise ainsi Gagarine en partance pour un vol vers Vénus. Dans « Lune Six » (au sommaire de Phénix n°56), un astronaute se retrouve propulsé d’univers parallèles en univers parallèles. C’est aussi dans une réalité alternative qu’atterrit cet émule de John Glenn dans « Pilgrim 7 » — à moins que ça ne soit un étrange futur. Et « Au PVSH » (publié dans le n°11 de la revue CyberDreams) raconte les derniers jours du dernier astronaute à avoir foulé le sol lunaire.
Hormis « Lune Six », toutes les nouvelles de Traces ne dépassent pas la quinzaine de pages. Un format forcément un peu réducteur. Si Stephen Baxter sait raconter des histoires, celles de ce recueil tiennent de la vignette, sympathique et parfaite pour développer une seule et unique idée. Mais notre auteur sait et peut mieux faire. De fait, Baxter a affûté sa maîtrise dans Phase Space. Appendice au cycle des « Univers Multiples », on l’a dit, ce recueil se développe autour d’une métahistoire : Reid Malenfant, protagoniste de Temps, Espace et Origine, attend, avec son épouse et ses proches, la venue d’un front d’onde — l’espace des phases. C’est autour de ce phénomène qui voit l’apparition simultanée de futurs possibles, que s’articulent les vingt-trois nouvelles, agencées en quatre parties : « Earths », « Worlds », « Manifold » et « Paradox ».
Avec « Earths », on retrouve à nouveau des astronautes… Celui de « Moon-Calf », reconverti en écrivain, découvre dans une chapelle anglaise une roche d’origine lunaire dont la présence en ces lieux l’amène à échafauder une hypothèse vertigineuse. L’astronaute de « Open-Loops » aborde un astéroïde et contemple l’expansion de l’humanité sur les éons à venir. Dans un futur lointain, le vol séminal de Gagarine devient un monument (« Poyekhali 3201 »). Et que se passerait-il si Apollo 11 et la conquête américaine de la Lune avaient échoué, laissant les programmes spatiaux américains et russes se militariser à outrance (« War Birds ») ?
Les récits de « Worlds » quittent la Terre pour la banlieue solaire. Dans « Sun-drenched », deux astronautes envisagent d’ensemencer la Lune. Les autres astres du Système solaire ne sont pas non plus stériles : l’humanité a colonisé Mars tandis que la biosphère terrienne connaît un reboot destructeur (« Martian Autumn »). Et rien n’exclut que, dans un futur lointain, l’intelligence germe sur Titan (« Sun God ») ou dans les eaux d’un océan sous un autre soleil (« Sun Cloud »).
Les nouvelles de « Manifold » sont liées de manière plus évidente au cycle des « Univers multiples ». On retrouve les calamars génétiquement modifiés de Temps à l’assaut du Système solaire (« Sheena 5 »), les Néandertaliens d’Origine qui veillent sur les derniers jours de Nemoto (« Grey Earth »), et l’une des protagonistes d’Espace qui revient sur une Terre future pour y découvrir une post-humanité occupant la niche écologique des pingouins (« Huddle »). Toutes les nouvelles qui composent Traces et Phase Space ont en commun ce leitmotiv : la vie est partout, à n’importe quelle époque, en n’importe quel lieu, fût-il le plus improbable et le plus inhospitalier possible.
Le paradoxe de la partie éponyme, c’est celui de Fermi. Si les extraterrestres existent, où sont-ils ? Nous observent-ils comme dans un aquarium aux dimensions du Système solaire (« The Barrier ») ? Peut-être ont-ils été présents de tous temps, du Big Bang à la fin des temps, et même maintenant, là où on ne les voit pas (« We Who Sing », « The Gravity Mine », « Spindrift »). Enfin, « Touching Centauri » conclut la métahistoire qui se poursuit tout au long du recueil : une expérience menée par Reid Malenfant n’obtient pas les résultats attendus et permet de tirer, sur la nature de l’Univers observable et le paradoxe de Fermi, une conclusion définitive. Phase Space se termine sur une note plus légère : « The Twelfth Album ». Deux amis en deuil d’un troisième découvrent dans ses affaires un album des Beatles qui ne peut venir que d’ailleurs (originaires de Liverpool, comme Baxter, les Beatles n’ont sortis que onze véritables albums).
Si la longueur des derniers romans de Stephen Baxter peut en rebuter plus d’un, qu’on se rassure : notre auteur est aussi à l’aise dans le format court. Faisant la part belle aux aventures spatiales, ces deux recueils sont du concentré de sense of wonder, du vertige de poche. En Bifrostie, on en redemande.