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Les critiques de Bifrost

Transitions

Ann LECKIE
J'AI LU
384pp - 21,00 €

Critique parue en octobre 2024 dans Bifrost n° 116

Comme l’annonce le bandeau rouge du livre, Ann Leckie en revient à l’univers du Radch (cf. la critique de la trilogie de l’Ancillaire dans les Bifrost 83 et 85, et de Provenance dans le n° 93). Toutefois, que le lecteur qui serait peu familier de cette saga plusieurs fois primée se rassure : le présent titre est assez indépendant pour être accessible aux néophytes.

Une transition, c’est un changement d’état : le pluriel dans le titre du roman peut donc s’apparenter à une prédiction, à savoir que son histoire sera faite de changements d’état de natures et aux conséquences variées. La SF pensant les situations et la différence, on pourra même songer, suite à la lecture, que cette prédiction possède valeur de manifeste. Transitions, c’est donc d’abord un futur où coexistent — ou s’opposent — des cultures distinctes au sein d’un environnement culturel global assez similaire au nôtre : des groupes humains en dominent d’autres, ce qui donne lieu à une conflictualité plus ou moins larvée… mais tout le monde apprécie les petits gâteaux accompagnés de café, de la même façon que tout le monde est susceptible d’apprécier une série (deux personnages majeurs étant fans invétérés d’un space opera !). Passer d’une culture à l’autre y est donc assez facile et indolore, d’autant plus quand les enjeux politiques peuvent suffire à fluidifier les problèmes que la génétique peut soulever. Le lecteur y trouvera aussi quelques transitions de genre : à recenser les pronoms personnels qui parsèment le texte, on peut établir que ce futur reconnaît au moins cinq genres distincts. L’usage de ces pronoms pourra dérouter certains lecteurs, mais ceux qui s’accrocheront apprécieront sans doute l’effet recherché : celui d’une surprise, qui consiste à voir coexister dans sa tête deux images distinctes pour certains personnages… surprise par ailleurs démultipliée à la découverte du sens exact que l’une des factions de cette histoire donne au concept d’individualité !

S’il est question d’extraterrestres dans ce livre, la différence biologique est surtout explorée à travers une variante artificielle de l’humanité. Les Traducteurs Presgers sont des êtres d’apparence humaine dont la physiologie semble inclure des fonctions identiques aux nôtres… mais leurs implications la rendent étrangère. S’il leur est possible de se reproduire et de se développer de la façon ordinaire, le pinacle de leur vie relationnelle repose sur un « appariement » à la fois craint et désiré, mais qui relève surtout de la nécessité biologique. Quant à leur maturation intellectuelle, elle requiert un apprentissage dans des crèches où la survie n’est pas garantie face à la voracité de leurs pairs. Dans ces conditions, il arrive parfois qu’un juvénile puisse espérer une échappatoire vers la condition humaine perçue comme moins périlleuse… Mais comment accomplir une transition aussi audacieuse, puisqu’elle vient entrer en conflit avec une série d’impératifs biologiques ? Suffit-il, pour être humain, de décider qu’on l’est, ou bien faut-il que d’autres vous reconnaissent ce statut envié ? Transitions pose ces questions ambitieuses dans un temps fictionnel assez ramassé. Il y répond par moments de façon tonique et même passionnante, mais ses péripéties ne vont jamais jusqu’à l’éblouissant, et la résolution de ses propres énigmes est presque toujours scolaire. Qu’en retenir, une fois la dernière page tournée ? Que la biologie met parfois des obstacles sur le chemin de vie de l’individu — mais que les lois, les accords et les traités peuvent contribuer à les contourner ?

Ce n’est déjà pas si mal, mais c’était bien la moindre des choses.

 

 

Arnaud BRUNET

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