Kurt Jr VONNEGUT
SUPER 8
304pp - 19,00 €
Critique parue en janvier 2019 dans Bifrost n° 93
Si je vous dis que Tremblement de temps est un roman qui n’a pas été écrit, vous allez me demander la nature de l’objet de cette chronique. Eh bien, pas vraiment un roman, non… C’en est un sans en être un. Il n’y a pas vraiment de début, ni de milieu, ni même de fin d’un strict point de vue narratif, sans pour autant s’apparenter au Nouveau Roman… La quatrième de couverture nous apprend « que Kurt Vonnegut n’a pas envie de l’écrire. En tout cas, pas comme ça. À la place il nous livre la genèse de son récit avorté. » Et pourtant, ce n’est pas non plus un making of.
Donc, en 2001, un tremblement de temps renvoie tout le monde dix ans plus tôt, en 1991. « L’histoire recommence à l’identique, les gens commettent les erreurs déjà commises, les mêmes catastrophes se produisent de façon automatique… » Voila l’histoire que Vonnegut n’a pas envie d’écrire.
Qu’a-t-il écrit, alors ? Peut-être bien un roman, tout de même. Une sorte d’autobiographie romancée contenant des éléments de fiction ; et pour cause, vu qu’elle se déroule pour partie dans l’avenir, le livre ayant été publié aux USA en 1997. Ou un essais sur la vie des classes moyennes américaines au XXe siècle, mais pas au sens journalistique ni universitaire. Des commentaires personnels et des réflexions, parfois acerbes, sur la vie des gens en Amérique, et surtout sur le sens de cette vie. Vonnegut nous parle ici de lui-même, bien sûr, de ses femmes, de sa sœur, de son frère, de ses enfants, de ses amis et connaissances, de ce qu’ils pensent du monde dans lequel ils vivent et meurent. Un monde aussi hanté par son alter ego, Kilgore Trout, écrivain de SF raté, que l’on a déjà croisé dans nombre de livres de Vonnegut, et auquel Philip José Farmer finit par prêter sa plume pour Le Privé du cosmos. On le retrouve ici, quasi clochard jusqu’à ce qu’il s’installe dans la suite Hemingway de la résidence Xanadu pour écrivains à Rhode Island, à proximité de laquelle eut lieu un pique-nique de fruits de mer au bord de l’eau… Le livre tourne ainsi autour de quelques lieux tel l’Académie Américaine des Arts et des Lettres, et l’asile pour clochards contigu. Un certain nombre de gimmicks reviennent au fil du roman, Kilgore Trout ne cessant de ponctuer sa conversation de « Ding Dong » qui veulent tout et rien dire. Ou « Vous avez été très malade mais vous êtes guéri à présent et il y a du pain sur la planche », qui revient plus ou moins à propos, contribuant à une sorte d’humour aigre-doux omniprésent.
On ne saurait dire sur cette rive orientale de l’Atlantique que Kurt Vonnegut est l’un des auteurs les plus populaires de son siècle. Ses romans ont certes été largement traduits en français – en ce qui concerne les nouvelles, c’est une toute autre histoire –, mais je ne crois pas que beaucoup de gens d’ici le citeraient comme l’un des écrivains américains majeurs du siècle dernier. Et c’est bien dommage ! Il est pourtant doté d’une plume aussi créative qu’iconoclaste, d’un humour grinçant à souhait mais sans méchanceté aucune.
Méditation sur les États-Unis, la guerre, la famille et les amis, où l’on peut voir les prémices du court essai bien davantage désabusé quant à l’Amérique, Un homme sans patrie (Denoël, 2006), publié peu avant sa mort. Selon Vonnegut, le bonheur tient dans les relations au sein d’une famille élargie qui fait qu’au bout du bout, la vie vaut d’être vécue. L’un des intérêts majeurs de Tremblement de temps est de nous donner à voir des Américains (quand même instruits et cultivés) vivant leur vraie vie, voyant le monde tel qu’eux le voient. Le roman y montre un pays qu’ils aiment mais qui ne se ressemble plus, qui a perdu ses valeurs cardinales alors que les Américains et le monde entier en ont plus que jamais besoin.
Tremblement de temps est un livre étonnant – pas vraiment de SF, même s’il en est question à l’occasion —,un chef-d’œuvre à lire absolument, qui restera comme le chant du cygne d’un très grand auteur.