Valerio EVANGELISTI
LIBERTALIA, ÉDITIONS ET LIBRAIRIE
18,00 €
Critique parue en janvier 2023 dans Bifrost n° 109
Le lectorat italien de Valerio Evangelisti dispose de nombreux ouvrages mettant en évidence que l’auteur de SF tel qu’on avait pu le percevoir à une époque, ici, était en fait un auteur généraliste, capable de donner dans tous les registres : on l’a vu, aussi bien dans le récit de pirates, dans le roman historique, que dans la fresque sociale ou le roman noir le plus cru.
De ce côté-ci des Alpes, ses différentes séries n’ont pas toutes connu autant de succès que dans leur pays d’origine : certaines n’ont été que partiellement traduites, d’autres ne l’ont pas été du tout, et on le regrette.
Par chance, sa « trilogie américaine » l’a été intégralement, chez Rivages pour ses deux premiers volets, chez Libertalia pour le dernier. Et on conseillera à toutes celles et ceux qui n’ont pas encore connu le bonheur de la découvrir de la lire dans l’ordre chronologique interne. Soit : Anthracite, puis Briseurs de grève, et enfin Nous ne sommes rien soyons tout ! Ceci afin de mieux goûter la progression thématique.
Car thématiquement, on ne peut le nier, il y a bien trilogie, les trois romans traitent du syndicalisme aux États-Unis, entre le milieu du XIXe et celui du XXe, tout en pouvant se lire de façon indépendante. À y regarder de plus près, il n’y a cependant pas unité de traitement entre le premier volet, sorte de western mettant en scène le pistolero Pantera (déjà évoqué plus haut), et les deux suivants qui relèvent du roman (très) noir et dont il est question ici… Ces deux-là ont en commun de suivre chacun les pas d’une vraie crapule prête à tout pour évoluer socialement.
Centré sur le personnage de Robert William Coates, dit Bob Coates, l’action de Briseurs de grève démarre en 1877. Bob est alors âgé de quatorze ans. Il est fils d’émigrants nord-irlandais et connaît déjà le monde du travail. Il est très tôt repéré par son patron, propriétaire d’une compagnie ferroviaire, et Thomas Furlong, de l’agence de détectives du même nom, qui s’occupe de sa sécurité. Bien qu’encore très jeune, Bob est déjà du côté de l’ordre, du patron et de ses sbires. Ces derniers comprennent qu’ils pourront le manipuler sans peine dans le cadre des combats qui ne manqueront pas de les opposer aux salariés de la compagnie, et faire appel à ses services au moment opportun.
Sept ans après, Bob est marié, a deux enfants. Il n’a que vingt-et-un ans mais, après services rendus, est devenu agent-détective. Il est missionné pour infiltrer l’Union Pacific de Jay Gould, «le capitaliste le plus rusé et féroce d’Amérique, un rapace à forme humaine », qui souhaite baisser d’un quart le salaire de ses cheminots. Pour ce faire, Bob se fait embaucher et intègre les Knights of Labor, une sorte de syndicat dont le fonctionnement évoque celui d’une société secrète. Il joue le rôle d’informateur, d’influenceur, mais la grève est décidée et le destin lui joue un sale tour puisque sa femme, tombée gravement malade, décède, ne pouvant être transportée à Chicago à cause de la grève des trains que Bob a lui-même contribué à faire naître ! Le sort est d’autant plus cruel que Gould recule face à cette grève…
Son premier grand combat, perdu, n’a servi à rien.
Commence alors une très longue descente aux enfers qui durera sa vie entière, et verra Bob Coates passer d’une ville à l’autre, d’une compagnie à l’autre, d’une agence de détectives à une autre, pour infiltrer les endroits chauds du pays où s’organisent les luttes sociales, afin de casser les grèves.
Homme de l’ombre sans moralité, mais avec des convictions profondes — notamment l’incompatibilité entre le monde du travail et le syndicalisme –, Bob brûle tout ce qu’il touche, trahit à qui mieux mieux, commet des actes irréparables. Dévoué à la cause patronale, fanatisé, il ne parvient pas à refonder une famille et sombre peu à peu dans la crasse et l’alcool. Le récit s’achève sur des horreurs commises en 1919… qui en appelleront sans doute d’autres les années suivantes.
Ce roman, qui convoque de façon allusive Jack London et Dashiell Hammett, et repose d’après son auteur sur un véritable travail de recherche, met en lumière les mécanismes – du côté patronal aussi bien que salarial : les deux faces de la même pièce – qui ont conduit aux mouvements sociaux ayant agité les USA pendant des décennies, à travers la dérive de cet homme avili…
Publié huit ans plus tôt, mais se déroulant quelques années après la fin de Briseurs de grève, Nous ne sommes rien soyons tout ! nous emmène encore plus loin dans l’horreur et l’ignominie.
Autre homme de l’ombre, Eduardo Cosimo Lombardo, devenu Eddie Florio dans les années 1930, est un Calabrais, né à Buenos Aires, ancien docker qui travaille désormais pour les syndicats sur le port de Seattle. Il se fait recruter pour jouer les mouchards et faire des rapports de police. À ce moment-là, il est marié, père de deux enfants : en apparence un homme normal. Mais il est, tout au contraire, un sale type, pourri jusqu’à la moelle des os, sans moralité, sans idéal, pire que Bob Coates… un sadique qui aime battre les prostituées à coups de ceinture. Et pas seulement.
En 1933, il travaille à San Francisco pour le Blue Book, un syndicat patronal qui contrôle presque tous les quais mais qui est contesté par l’ILA, un syndicat concurrent d’obédience communiste et défendant les dockers. À la solde des patrons, il magouille, manipule et se fait manipuler afin de gravir les échelons de la hiérarchie syndicale. Après grèves et compromis, il est contraint de partir vivre à New York.
Et c’est à cette période qu’il bascule définitivement, lui aussi – comme Bob Coates, mais dans une version encore plus sombre et mafieuse. Car Eddie a le cerveau moisi. Il viole, séquestre, tue froidement. Et fantasme sur les femmes de sa famille, sans barrière d’âge puisqu’il aime coucher avec de jeunes mineures. Chez lui, il n’y a aucune croyance, aucune idéologie, aucun idéal. Juste une folie criminelle qui l’anime et le pousse.
Incontestablement, ce type est une merde, pour reprendre le terme utilisé par l’auteur dans notre entretien. Qui rencontrera lui aussi son destin… Écrit de main de maître dans un style simple mais efficace, Nous ne sommes rien soyons tout ! est un récit glacé et vénéneux, un grand roman noir « italo-américain » inscrit dans une veine scorsesienne.
Ces deux romans non seulement traitent du même sujet, mais présentent diverses similitudes : dans les deux cas, il s’agit d’un personnage qui évolue en sous-marin dans le monde syndical, que l’on suit sa vie durant, qui passe du côté obscur de la force et à qui le destin joue des tours — avec, parfois, l’aide du hasard. Ils nous proposent, sur des trames linéaires, différents points de vue – intérieur et extérieur, micro et macro – sur les logiques ouvrière, patronale et syndicale.
L’auteur y oppose de façon quelque peu manichéenne – mais comment traiter ce sujet autrement, pour un auteur qui est aussi un militant d’extrême gauche assumé ? – les bons aux méchants, les ouvriers aux patrons, avec comme arbitres des syndicats infiltrés et aux dirigeants parfois corrompus.
Plus encore que dans ses autres ouvrages traduits, on y perçoit un Evangelisti engagé en faveur de la cause prolétarienne, sincère, humaniste. Ils ne peuvent que nous faire regretter l’absence en librairie de ses cinq romans réalistes consacrés à la classe ouvrière italienne. Puissent-ils être traduits un jour…