Jeudi 12 janvier 2012. « Jeudi noir ». Quatre avions de ligne s’écrasent aux quatre coins du monde. Trois enfants, miraculés, survivent ; seul le crash sud-africain n’a pas livré de survivant. Immédiatement, ceux que la presse nomme « Les Trois » deviennent le centre de l’attention médiatique ; morts, miracle, enfants, autant d’aliments de choix pour une sensiblerie mondiale que les entreprises de presse n’oublient jamais de nourrir. Mais un message sonore, laissé par une passagère juste avant sa mort sur son téléphone, provoque le trouble. « Les Trois » seraient-ils quatre ? Seraient-ils les quatre cavaliers de l’Apocalypse ? Des cobayes contrôlés par des aliens ? Autre chose encore ? Ou juste trois (ou quatre) enfants à qui le monde fait payer leur chance ? La vérité se dérobe alors que les fondamentalistes se déchainent.
Construit sur le modèle de World War Z ou de Carrie, le Trois de Sarah Lotz arrive en France au Fleuve Noir. Et il n’est pas à la hauteur de sa flatteuse réputation.
Commençons par ce qui est positif.
Lotz décrit plutôt bien, dans les limites d’un roman, les milieux fondamentalistes chrétiens américains. De ce point de vue, sans être un essai, Trois vulgarise en invitant ses lecteurs à une plongée dans un monde hallucinant.
Lotz crée aussi un mystère dont le lecteur veut connaître le fin mot. D’où une curiosité excitée qui fait du livre un page-turner, ce qu’on peut trouver agréable. Même si c’est basé sur ces grosses ficelles de thriller dont la connaissance n’affaiblit pas l’efficacité.
Mais malheureusement, le négatif prédomine.
Tout d’abord, la construction du type « rapport subséquent aux évènements, basé sur des témoignages », à la World War Z donc, commence à faire un peu trop gimmick ces temps-ci.
De plus, problème de style ou de traduction, qui sait, l’écriture, au moins au début, n’est guère fameuse. Lotz cherche un style oral qu’elle ne trouve pas car elle n’ose pas jeter la grammaire aux orties. Les niveaux de langage changent régulièrement ce qui fait très artificiel (de fait, les deux meilleurs passages sont, au début et à la fin, ceux qui sont à la troisième personne). De même, l’utilisation de termes imprécis ou génériques donne parfois une impression d’écriture ina-chevée. Etonnamment, ça s’améliore après la première intervention des deux geeks japonais. Oubli de relecture ?
Sur le plan narratif, le roman est d’abord trop américain. Les fondamentalistes de la Bible Belt, les questions du Ravissement et de l’Apocalypse, autant de thématiques situées qui trouveront peut-être moins d’écho en France. Il est aussi trop dilué par la multiplication de points de vue trop brefs ou la présence de quelques chapitres à l’utilité douteuse ; et je ne parle pas de la recherche du quatrième enfant, que l’auteur traite par-dessus la jambe comme si, connaissant la réponse, cette question ne l’intéressait pas. Cerise sur le gâteau, Lotz multiplie les pistes et les genres au point qu’aucun ne peut être exploré à fond en dépit des 528 pages, et alterne focus proche et focus éloigné, scindant artificiellement son récit entre les chapitres « Survivants» et les chapitres « Complot ». Qu’est donc Trois, alors ? Roman fantastique, conspirationniste, géopolitique ? Difficile à dire. Une chose est sûre : qui trop embrasse mal étreint.
Tentant d’incarner les évènements dans des personnages proches de l’affaire mais loin des lieux de pouvoir, « au ras du sol », donc, Lotz échoue à les faire apprécier par manque de biographie ou de personnalité riche. Les personnages sont trop génériques pour qu’un traitement qui se veut au plus proche d’eux fonctionne. Même les enfants, c’est un comble, ne montrent pas assez pour créer un malaise et une véritable interrogation sur leur nature — c’est, de façon surprenante, la femme neurasthénique du pasteur qui s’en sort le mieux, en exprimant une humanité que les autres personnages peinent à affirmer.
Finalement, on ne vibre avec aucun, on se désintéresse assez rapidement d’enjeux qui paraissent absurdes au point que même Lotz ne les défend pas vraiment, et seule une curiosité coupable pousse à tourner les pages pour connaître un fin mot qui n’en est en fait pas un.
Trois est un roman qui a plu au grand public car il lui est destiné. Mystère aéronautique, « petites victimes », théorie du complot, turpitudes (notamment sexuelles) des puissants, otakus japonais, même la maladie d’Alzheimer est convoquée afin que rien de ce qui concerne le commun des mortels hic et nunc ne soit absent. Le roman entre en résonnance avec bien des thématiques contemporaines, malheureusement les plus immédiatement accessibles et pas les plus pertinentes. Le type même du roman qui donne à son lecteur l’impression de découvrir des choses alors qu’on ne fait que lui mettre sous les yeux des choses qu’il pense ou sait déjà. Le frisson du risque sans sa réalité.
Les lecteurs de Bifrost peuvent passer leur chemin.