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Les critiques de Bifrost

Le Rivage oublié

Kim Stanley ROBINSON
J'AI LU
6,70 €

Critique parue en avril 2022 dans Bifrost n° 106

Publiée aux États-Unis entre 1984 et 1990, la trilogie californienne de Kim Stanley Robinson (KSR) a pour particularité de proposer trois visions radicalement différentes d’un même lieu : le comté d’Orange, cette région de la Californie où l’auteur a grandi dans les années 50 et 60, et qu’il a vue se transformer au fil des ans, renonçant progressivement à ses terres agricoles pour accueillir une population citadine sans cesse croissante. Situés une cinquantaine d’années dans le futur, ces trois romans appartiennent chacun à un genre différent : post-apocalyptique pour Le Rivage oublié, ultra-technologique avec La Côte dorée, utopique, enfin, dans Lisière du Pacifique.

Dans Le Rivage oublié, les USA n’existent plus. Toutes ses grandes villes ont été rasées lors d’une attaque nucléaire, et le pays, ou ce qu’il en reste, est isolé du reste du monde, ses frontières surveillées par des forces armées dont on devine la présence sans – presque – jamais les voir. Ne subsistent désormais que de petites communautés revenues à un âge pré-industriel, comme dans la vallée d’Onofre, située en bord de mer au sud du comté d’Orange, quelques dizaines de personnes vivant de la pêche, de l’agriculture et du troc, notamment avec les récupérateurs, qui cherchent parmi les ruines radioactives de l’ancien monde tout ce qui peut encore avoir de la valeur. Tel est le monde où Henry et ses amis grandissent, un monde leur offrant peu de perspectives de changement. Jusqu’au jour où arrivent dans leur village des envoyés de San Diego, ville qui, petit à petit, a su se reconstruire, et offre désormais à ses voisins de s’unir pour enfin lutter contre leurs ennemis invisibles et faire renaître la grandeur légendaire des États-Unis d’Amérique.

Le Rivage oublié est un roman lent, dans lequel Kim Stanley Robinson prend le temps de donner corps à son univers et à ses personnages qu’il accompagne dans leur quotidien le plus banal. À travers leur histoire, dont celle de Tom, le doyen du village, centenaire qui a connu le monde d’avant, il s’interroge sur son pays, ce qui a pu le conduire à une fin aussi terrible, et donne à voir différentes voies possibles dans lesquelles s’engager. Aucun des personnages adolescents qu’il met en scène n’envisage les choses de la même manière, qu’ils souhaitent passer à l’action coûte que coûte ou au contraire optent pour une position plus pondérée, mais tous ont en commun ce besoin de changement propre à leur âge. Pour Henry, le protagoniste, ce besoin passera in fine par le biais de l’écriture, comme en écho aux motivations du jeune romancier qu’est encore Kim Stanley Robinson à cette époque.

Le parcours de Jim McPherson, le héros de La Côte dorée, est par certains côtés assez similaire à celui de Henry, quand bien même le monde dans lequel il vit se situe aux antipodes du précédent. Le comté d’Orange s’est ici transformé en une mégapole grouillante de vie, s’étalant dans toutes les directions, y compris en altitude, dans une superposition démente de voies autoroutières. Issu d’une famille aisée, Jim semble avoir tout pour être heureux. Il ne l’est pas. Professeur d’anglais à temps partiel pour des étudiants qui s’ennuient autant que lui, il passe ses nuits à effacer ses journées dans des fêtes répétitives où se mêlent sexe, drogue et alcool. Ce mouvement perpétuel ne peut au mieux que lui faire oublier pour un temps la vacuité de sa vie, jusqu’au jour où il entre en contact avec un mouvement politique contestataire qui propose de mener des actions de sabotage contre le complexe militaro-industriel – dans ce roman, la guerre froide entre USA et URSS est au moins aussi vivace qu’au moment de sa rédaction. S’agit-il pour Jim d’une manière légitime de transformer le monde, ou n’est-il qu’un pion dans un affrontement dont il n’est pas apte à mesurer les enjeux ?

Sur la forme, La Côte dorée est un roman plus ambitieux que le linéaire Rivage oublié. Robinson suit en parallèle le parcours de différents protagonistes, lesquels vont se croiser plus ou moins régulièrement, et boucle son récit par un événement qui aura des répercussions sur tous les personnages, quand bien même aucun d’entre eux, contrairement au lecteur, n’est en mesure d’appréhender la situation dans sa globalité. Il est à noter que les deux romans ont un personnage en commun, ou du moins deux incarnations différentes d’un même individu : Tom, le vieux sage, devenu ici le résident d’une maison de retraite où sont envoyés pour y être oubliés tous ceux qui ont passé l’âge d’être utiles à la société. Un double destin qui vient souligner davantage tout ce qui oppose les deux univers. Notons au passage qu’on rencontrera une troisième itération du personnage dans le roman suivant, cette fois pour souligner combien, dans ce monde utopique, les différences d’âge entre individus n’ont plus lieu d’être.

Une fois encore, comme dans Le Rivage oublié, c’est de l’écriture, et plus encore de la redécouverte de l’histoire du monde dans lequel il vit, que viendra la rédemption du héros. Ce besoin essentiel de raconter d’où nous venons pour comprendre où nous sommes aujourd’hui, et vers quel avenir nous nous dirigeons.

Dans l’idéal, cet avenir serait celui de Lisière du Pacifique, ultime volet de cette trilogie, et le plus enthousiasmant des trois futurs que nous propose Kim Stanley Robinson. L’action se situe à El Modena, toujours dans le comté d’Orange, et donne à voir une société harmonieuse basée sur le recyclage, l’économie collaborative et la sobriété énergétique. Aux marges, on retrouve certes quelques nostalgiques de l’ancien monde, toujours prêts à chercher dans les failles du système le moyen de le contourner, mais cette société offre à ses citoyens les armes pour les affronter.

On suit donc le parcours de Kevin Clairborne, architecte nouvellement élu à la municipalité d’El Modena, et qui va déceler dans la volonté du maire de remettre en question le statut d’une zone protégée des motivations moins innocentes qu’elles n’en ont l’air. Une intrigue qui laisse toute la place au romancier pour développer son univers et raconter le quotidien de ses protagonistes, fait de balades dans la nature, de matchs de softball et de relations amoureuses plus ou moins heureuses.

KSR sait à quel point il est difficile, voire impossible, de donner à une utopie une dynamique dramatique. Plutôt que de remettre en question les fondements de cet univers, ce qui n’est pas son objet, il choisit de mettre son récit en parallèle avec un second, un futur proche cauchemardesque qui pourtant, comme on le découvrira en fin de compte, contient les germes de cet avenir rêvé.

D’un point de vue romanesque, Lisière du Pacifique reste la plus faible des trois œuvres, ce qui explique sans doute qu’il aura fallu attendre plus de trente ans avant de la lire en France. Conscient de ses faiblesses, Kim Stanley Robinson choisit de s’en amuser dans une scène finale qui finit, si c’était nécessaire, de nous rendre ce livre aussi attachant que précieux.

Philippe BOULIER

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