Franck FERRIC
DENOËL
320pp - 20,50 €
Critique parue en janvier 2015 dans Bifrost n° 77
« Sisyphe, agité par de cruels tourments, s’offre à mes regards ; il roule un énorme rocher et le pousse avec ses pieds et ses mains jusqu’au sommet d’une montagne. Mais dès que la roche est près d’atteindre à la cime, une force supérieure la repousse en arrière et l’impitoyable pierre retombe de tout son poids dans la plaine. Sisyphe recommence sans cesse à pousser la roche avec effort, la sueur coule de ses membres, et des tourbillons de poussière s’élèvent au-dessus de sa tête. » Ainsi Homère décrit-il, dans L’Odyssée, le supplice infligé à Sisyphe par Zeus. Pas de rocher chez Franck Ferric, mais une torture tout aussi cruelle. Sisyphe, pour avoir trompé le roi des dieux, est condamné à renaître, éternellement, au milieu d’un conflit dans lequel il doit perdre la vie. Rendu amnésique par Charon, le passeur du fleuve des Enfers, quoi qu’il fasse, il périt. Lors de la brutale Antiquité, il reprend vie au milieu des cadavres de l’armée de Varus, défaite par les Germains, et se retrouve gibier d’une meute sans pitié. Au VIIIe siècle il assiste, dans le camp des vaincus, au triomphe sanglant des Francs sur les Saxons. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il se réfugie, insensé, dans les entrailles d’un Messerchmitt fuyant les attaques anglaises. Et entre chaque épisode, entre chaque renaissance, il retourne dans les bas-fonds du Monde, sur les rives du Léthé, auprès de son bourreau involontaire, Charon. A chaque mort, il perd la mémoire et poursuit son chemin de croix.
Ce qui frappe avant tout au début de ce roman, c’est la dureté, la cruauté du monde décrit. Servies par une langue âpre, minérale, sèche. Par des phrases qui griffent, qui tranchent, qui arrachent. Tuer ou être tuer. Ne rien faire d’autre que tenter de survivre. L’homme n’est qu’un animal qui court à sa perte, sans jamais rien comprendre à ce qui lui arrive. Il vit uniquement par des sensations : la chaleur des cendres ou la douleur de la faim, la violence de la colère ou la morsure du froid. Et Sisyphe, malgré les bribes de connaissances arrachées à chaque nouvelle apparition sur notre Terre, suit la voie tracée pour lui par les dieux. Il se dresse à chaque fois, seul, contre un destin écrit d’avance. Et périt à chaque fois, seul, dans le sang et les cris.
Erudit et malin, ce roman séduit par la force de son personnage tout d’abord. Le lecteur est jeté dans la peau de ce géant hirsute, malmené par des dieux qu’il a cru tromper. Cet être au physique hors norme est rongé de doutes. L’incompréhension face à son sort et sa rage permanente le guident, lui permettent de découvrir, peu à peu, son identité, la raison de son supplice. Les résurrections, principaux chapitres au début de l’ouvrage, cèdent progressivement la place à l’affrontement entre lui et Charon. Franck Ferric aurait pu se contenter d’enchaîner les renaissances de Sisyphe à des périodes différentes, accumuler les morceaux de bravoure et exposer sa maîtrise de l’Histoire. Et pourtant non. Afin de maintenir l’intérêt de son lecteur, il a su déplacer le centre de gravité de son intrigue d’un solo à un duo fort réussi. Car si Sisyphe a mérité son sort, Charon doit-il, lui aussi, payer pour la faute d’un autre ? Doit-il supporter indéfiniment les mêmes questions posées par cet amnésique violent ? Continuer à servir des dieux à l’influence en perdition, ou prendre le parti de leur victime ?
Trois oboles pour Charon est définitivement une excellente surprise. L’arrivée de Franck Ferric, auteur français peu capé, dans la prestigieuse collection « Lunes d’encre », était aussi attendue que surveillée : c’est une réussite indéniable. Davantage habitué aux nouvelles qu’aux romans, il a su donner une dimension, un souffle nouveaux à un mythe pourtant balisé, et fournir à son héros une force et une grandeur dignes de celles de son modèle. Au risque de se répéter : voilà une excellente surprise.