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Les critiques de Bifrost

Trois saisons en enfer

Mohammad RABIE
ACTES SUD
352pp - 22,80 €

Critique parue en avril 2021 dans Bifrost n° 102

2025. Le Caire. Il y a deux ans que l’Égypte a été envahie en un clin d’œil par l’armée des Chevaliers de Malte. Armée sans État ou État sans territoire, les Chevaliers de Malte, une troupe aguerrie, bien équipée, de combattants issus du monde entier, prirent sans coup férir l’Égypte ; puis la vie a repris. Le point de départ est improbable mais on l’accepte, on est dans l’Imaginaire. Réédition en pire de l’humiliation des Six Jours, l’assaut a fait de l’Égypte un pays occupé où occupants, collabos et résistants s’entrereniflent sous le regard d’une population résignée à n’importe quelle situation. Les pénuries se sont encore aggravées, la prostitution a été légalisée, les violences gratuites, les agressions sexuelles, et la consommation de stupéfiants explosent. Oublié le hashish, voici le Karbon, une nouveauté faite de l’Égypte même et dont l’effet, très dickien, est de plonger l’esprit du consommateur dans l’inconscience et l’oubli alors même que son corps continue de fonctionner comme si de rien n’était – fonctionner, paraître normal, sans savoir et sans mémoriser ; c’est, sur commande, le retrait hors de soi que pratiquent les prostituées. Au Caire, le colonel Otared, ancien flic et vrai sniper de la Résistance, remplit depuis deux ans une mission ambiguë : abattre à distance occupants et collabos, mais aussi parfois simples passants. Il y développe une certitude : les Égyptiens vivent en enfer, ils souhaitent la mort qui seule pourra peut-être les en sortir. Puis sa mission change, il s’agit de commettre des meurtres de masse pour que la population se retourne contre l’occupant. Et la certitude d’Otared sera amplifiée et validée.

Autre temps : 2011. Alors que le « printemps arabe » se déploie en Égypte au prix de morts sans nombre, un couple recueille une petite fille dont les parents ont disparu. Lors d’une lancinante descente aux enfers, de morgue en morgue cairotes, ils cherchent le cadavre du père de la petite fille, alors qu’elle et bien d’autres enfants développent une affection étrange qui les isole du monde en bouchant littéralement tous leurs organes sensoriels. Les enfants ne veulent plus voir ni entendre ni sentir ni savoir l’enfer.

Autre temps : 1063. Misère et malheur sont déjà centraux dans la vie des Égyptiens.

Dans Trois saisons en enfer, Rabie dit, hurle plutôt, le malheur de l’Égypte. Un pays où toute tentative de démocratie et de dignité est littéralement abattue dans une violence et une indifférence qui évoquent les suicides de lemmings. Un pays régulièrement occupé, de Rome aux Britanniques en passant par les Mamelouks, un pays toujours plus pauvre qu’il ne devrait l’être, un pays où la corruption règne et où la police n’est que le bras armé d’autocrates insensibles, un pays que depuis toujours l’armée soutient comme la corde soutient le pendu. Voilà pourquoi l’armée détruite est marginalisée dans la résistance, voilà pourquoi aussi c’est la police qui en est le cœur, car lorsqu’il s’agit de mener la guérilla urbaine contre son propre peuple, quand il s’agit de l’assassiner en masse, sans état d’âme et même en ricanant, son savoir-faire – ordurier – est inégalé. Et puis, l’occupation passée, l’armée reprendra le pouvoir. L’armée est le pneuma de l’Égypte.

Rabie l’exprime dans une narration qui devient progressivement de plus en plus folle, de moins en moins réaliste, de plus en plus égocentrée, qui dit la folie et le désespoir, et que la couverture – bien choisie – rend à merveille. On y croise quelques scènes très réussies, lyriques, tragiques, émouvantes, ou larger than life. Mais, problème, le roman n’est rien d’autre qu’une montée aux extrêmes ; après un début très dur, la spirale n’arrête jamais, jusqu’à provoquer l’ennui. Pour le peuple égyptien mithridatisé, il n’y a pas d’autre sens que l’éternel retour, l’indifférence engourdie, le nihilisme libérateur, la mort comme échappatoire. Une fois qu’on l’a compris – et Rabie l’assène –, il n’y aura plus rien d’autre alors que les pages et les mots continuent de se dérouler. Combien de fois trouve-t-on le mot Enfer dans le roman ? Des centaines sûrement, des milliers peut-être. Jusqu’à la nausée du lecteur.

Et là où Utopia (dystopie cairote aussi) coupait le souffle, là où Images de la fin du monde suscitait une empathie navrée, Trois saisons en enfer ne fait qu’accumuler, répéter, ressasser, jusqu’à une indigestion agacée qui tient la compassion à distance.

Éric JENTILE

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