Ada PALMER
LE BÉLIAL'
672pp - 24,90 €
Critique parue en octobre 2019 dans Bifrost n° 96
Après une période de troubles ayant failli entraîner sa disparition, l’humanité a opté pour un changement de paradigme aussi brutal que radical. États-nations et religions ont été ainsi remplacés par une oligarchie composée de sept Ruches qui dirigent le monde, redessinant la société à la lumière de la philosophie du XVIIIe siècle. Sept Ruches pour les gouverner tous, et peut-être sept Ruches pour les lier tous… Parce qu’il a commis un crime effroyable, Mycroft Canner a été condamné à une forme d’esclavage. Instrument du pouvoir des Sept, mais aussi principal souffre-douleur de leurs éminences grises, il est chargé d’enquêter sur le vol et la falsification d’une liste de noms dont l’ordre importe beaucoup dans l’équilibre du pouvoir. Et, comme si cela ne suffisait pas, le voilà bombardé protecteur d’un enfant capable de donner vie à l’inanimé et apte à ressusciter les défunts…
Ne tergiversons pas. Trop semblable à l’éclair fait partie des nouveautés très attendues qui doivent paraître à l’occasion du festival des Utopiales (où l’autrice sera présente). Ce fait est sans doute le résultat d’une légitime curiosité titillée par les louanges d’une blogosphère portée à ébullition, par une critique élogieuse et quelques récompenses, notamment le prix Compton Crook et un
Astounding Award. Bref, avec la parution du premier opus de la tétralogie « Terre Ignota », le Bélial’ fait le pari de l’audace, de l’exigence et de la sidération. Dès les premiers chapitres, le lecteur se retrouve en effet immergé dans un futur où le meilleur des mondes possibles, issu du creuset de la philosophie des Lumières, a abouti à l’émergence d’une utopie aussi étrangère à nos yeux que pourrait paraître notre présent à un homme ayant vécu à la Renaissance. Ada Palmer n’a cependant pas oublié les leçons d’Ursula Le Guin, pour laquelle toute utopie recèle une part d’ambiguïté. Dans ce futur ultra-connecté, unis par un réseau centralisé de voitures volantes, où chaque individu est tracé, où le genre est considéré comme un archaïsme ou un objet de fétichisme, y compris dans la langue, où les religions sont proscrites au profit de directeurs de conscience chargés des questions métaphysiques (les sensayers), où les nations ont cédé la place à des organisations communautaires librement constituées, où les familles ne sont plus fondées sur les liens du sang mais sur les affinités, il y a tout de même quelque chose de pourri, pour paraphraser Shakespeare – qui donne par ailleurs son titre au roman. Et il ne faut guère compter sur le narrateur, Mycroft Canner lui-même, pour contester cette impression. Bien au contraire, il aurait même plutôt tendance, en bon narrateur non fiable, à brouiller les pistes, interpellant régulièrement le lecteur d’une manière très théâtrale afin de susciter adhésion ou réprobation.À n’en pas douter, Trop semblable à l’éclair est un roman clivant, d’une densité confinant au repoussoir pour les uns, d’une érudition foisonnante et d’une ambition incroyable pour les autres. Le premier volume de la tétralogie « Terra Ignota » n’est pas en effet un livre facile d’accès. L’autrice ne s’embarrasse pas de didactisme pour livrer au lecteur les clés de son univers. Le roman d’Ada Palmer demande que l’on s’accroche, que l’on persévère afin d’aller au-delà de la linéarité apparente de son double arc narratif. Il demande que l’on s’intéresse à la philosophie et à la pensée des Lumières, sans renoncer à une certaine dose de sense of wonder. Pourvu de l’illustration de couverture originale de Victor Mosquera déployée sur de larges rabats, et d’une interview de l’autrice américaine en guise de postface, Trop semblable à l’éclair se pare au final des vertus d’une science-fiction complexe et stimulante, formant une sorte de diptyque avec Sept Redditions, à paraître en mars prochain au Bélial’. On réserve d’avance notre caddie.