Françoise d' EAUBONNE
EDITIONS DES FEMMES
256pp - 20,00 €
Critique parue en janvier 2023 dans Bifrost n° 109
On peut aborder Un bonheur viril avec une attente et une crainte : l’attente, c’est celle d’y trouver la réponse à la question qui hante la narratrice des deux premiers volumes de la trilogie (Le Satellite de l’amande et Les Bergères de l’apocalypse, cf. Bifrost 108) qu’il vient conclure : « les enfants mâles, qu’avez-vous fait d’eux ? », et que par là même soit amorcé le dépassement de l’utopie ambiguë d’Anima. Car tout heureuse qu’elle soit, la société d’Anima représente la négation de nos sociétés patriarcales, l’équivalent de la dictature du prolétariat dans la pensée marxiste, qui a nourri Françoise d’Eaubonne. Cette négation a beau être supérieure à ce qu’elle nie, elle n'est qu’un passage nécessaire mais néanmoins imparfait vers la négation de la négation, la société sans classe chez Marx, ou ici, la société sans genre, une société pleinement humaine où n’existerait plus la dichotomie Animus/Anima. Le titre indique pourtant l’absurdité de cette attente : Un bonheur viril s’applique très mal à une société sans genre, et si négation de la négation il y a, c’en est une que ne prévoyaient ni Marx ni Hegel, non un dépassement, mais une régression vers la phallocratie la plus pure puisque – c’est écrit dès la préface, en page 5 – ce livre « raconte la guerre des sexes, la révolution féministe et l’apocalypse patriarcale du point de vue de ceux qui défendent les valeurs viriles » ; il se présente en effet comme l’autobiographie du dirigeant australien qui, menant la lutte contre Anima, instaure une société où la domination masculine s’exerce pleinement. Ce qui renforce la crainte, celle que cet ouvrage soit médiocre : car l’œuvre romanesque de Françoise d’Eaubonne est de qualité inégale ; aux excellents romans, tels que Les Bergères de l’Apocalypse, s’en mêlent d’autres assez ennuyeux. Or adopter le point de vue de l’ennemi peut conduire à rédiger un texte bien trop caricatural, et sans doute la romancière redoutait-elle ce défaut, puisqu’elle fait écrire à son narrateur : « Je me demande parfois si […] je ne suis pas un être fantomatique, le rêve de quelqu’un d’autre, une abstraction. » Cette crainte est heureusement infondée : non seulement parce que des positions qui auraient pu paraître invraisemblables dans les années 80 ne le sont plus aujourd’hui que pullulent les admirateurs d’Éric Zemmour et d’Alain Soral, mais encore parce que Françoise d’Eaubonne sait, tout en donnant la parole à un narrateur qui exprime des idées ignobles, mettre en évidence les failles de celui-ci, au point que parfois, on en vient, au lieu de le détester, à le plaindre, en raison des bonheurs humains que lui fait manquer son idéologie mortifère.
Parce qu’il nous présente, par les yeux de son fondateur, une société purement phallocratique, Un bonheur viril n’a certes pas l’aspect enthousiasmant, joyeux, des Bergères de l’Apocalypse, et on pourrait demander ce qu’il apporte après La Servante écarlate. Mais même s’il ne paraît que maintenant, il a été écrit avant la publication du roman de Margaret Atwood ; de plus, ce dernier est inspiré par la prolifération des sectes évangéliques en Amérique du Nord, et les attaques contre les femmes s’y font au nom de la foi. Un bonheur viril porte bien son nom : il nous dépeint les conséquences d’une idéologie qui ne se cache pas derrière la religion pour organiser la soumission des femmes aux hommes. J’ai mentionné plus haut Soral et Zemmour : si ce roman n’avait été annoncé dès 1977, on pourrait le croire écrit de nos jours en réponse à leurs discours. La dystopie qu’il décrit est donc hélas plus que jamais d’actualité, et il mérite indiscutablement d’être lu.