Une journée d’hiver, en pleine campagne. Au milieu d’un paysage marqué par les combats chemine une marée humaine dont le ressac vient battre les berges d’une route boueuse, déposant une laisse d’épaves calcinées ou pillées. Des hommes, des femmes, des enfants, jetés pêle-mêle, indistincts les uns des autres, harcelés par des groupes d’irréguliers aux armes dépareillées. Une foule de piétons angoissés obstruant le passage des rares véhicules qui tentent de se frayer un chemin parmi eux. Une déroute, en temps de guerre.
Abel et Morgan ont fui leur demeure, un château ancestral entouré de douves, abandonnant un refuge désormais trop exposé aux coups de la technologie militaire moderne. D’un regard volontiers cynique, Abel observe le spectacle désolant de la horde des réfugiés. Morgan se contente de le suivre, compagne silencieuse et un tantinet effrayée par l’inconnu et la violence latente imprégnant l’atmosphère. Les voilà bientôt contraints de rebrousser chemin, sous la bonne garde d’un groupe de soldats, vers leur château aux défenses bien dérisoires. Prisonnier du Lieutenant, une jeune femme dangereuse et inquiétante, ils vont assister au renversement inexorable de leurs valeurs.
Lorsqu’il signe ses romans sans l’initiale « M » insérée entre ses nom et prénom, Iain Banks troque le sense of wonder de la science-fiction contre les visions plus terre-à-terre de la fiction contemporaine ou contre des textes plus insolites mettant en scène l’absurdité de l’humanité. Un Chant de pierre relève de cette dernière catégorie. On pardonnera au chroniqueur d’afficher d’emblée un enthousiasme sans détour pour ce roman sombre, magnifié par une écriture impeccable. Mais que voulez-vous, difficile de résister lorsque la tragédie se pare de si beaux atours.
Un Chant de pierre est en effet un requiem, celui d’un monde à l’agonie dont on perçoit les ultimes soubresauts. Mais le roman s’apparente aussi à une complainte d’où ne ressort aucune noblesse d’âme ni aucun idéal. On serait d’ailleurs bien en mal de déceler la moindre rédemption dans ce récit cruel, à l’humour grinçant, où Abel, un bien piètre narrateur, nous relate ses derniers jours et la chute irrémédiable de sa maisonnée. Adressant ses derniers mots à sa compagne de jeu et d’amour, muette une grande partie du texte, il lui confie des pensées teintées de sadomasochisme, décrivant la relation perverse qui s’amorce entre eux et le Lieutenant. Son récit s’apparente à un huis clos angoissant, à une parade nuptiale placée sous le signe de la lutte des classes, de l’humiliation et de la paranoïa.
Situé en un temps indéfinissable, dans une contrée anonyme, le décor du roman évoque ces innombrables contrées frappées par les malheurs de la guerre. Un Chant de pierre se pare ainsi d’une résonance universelle, évoquant à la fois le passé de grands empires et le présent d’une multitude de conflits contemporains, y compris fratricides. Aussi vieille que l’humanité, la guerre et son cortège de fléaux accompagnent l’homme, imposant à l’ordre ancien le chaos et la loi du plus fort. L’instinct de survie se substitue à la morale, les premiers devenant les derniers dans une funeste comédie où se rejoue le même scénario. La guerre apparaît ainsi comme le grand égalisateur, réduisant la condition des uns et des autres à peu de choses.
Après Efroyabl angel, les éditions L’Œil d’or nous offrent donc un nouvel inédit indispensable de Iain Banks. Servi dans un écrin de qualité et bénéficiant d’une traduction de Anne-Sylvie Homassel rendant justice à la langue originale, Un Chant de pierre séduit par son caractère atypique et le charme vénéneux de son histoire. Ce serait un crime de le négliger.