Connexion

Les critiques de Bifrost

Un corps d’avance

Lou JAN
CRITIC
19,00 €

Critique parue en juillet 2025 dans Bifrost n° 119

En 2320, l’humanité a vaincu la mort. Ou quasi. En effet, tous les 75 ans, le reset offre une remise à zéro des constantes physiques de chacun : hop, nous voilà repartis pour 75 ans — tout en conservant une apparence d’éternelle jeunesse. Et ce, garanti dix fois de suite — peut-être plus, mais la technologie manque encore du recul nécessaire pour le savoir. Le sujet du reset peut, au choix, garder le souvenir de sa (ses) vie(s) passée(s), ou décider de tout oublier pour véritablement repartir à zéro. Le prix à payer est une réaffectation géographique obligatoire (espace y compris, car dans ce monde futur, l’Homme ne se contente plus de la Terre, même si cet aspect n’est pour ainsi dire par traité dans le roman), et l’interdiction de recroiser et/ou recontacter ses anciennes connaissances, famille inclu. Ainsi suit-on Jinseï Fumetsuno, qui vient de subir son premier reset — et quitte donc son Japon natal pour Lyon. Une nouvelle vie s’offre à lui. De nouvelles aventures, puisque tout est à refaire, dans le cadre du programme reset qui le prend en charge pour ce nouveau départ, bien entendu.

Racontée à la première personne du présent, dans un style très rythmé, parfois syncopé mais pas désagréable, la première moitié de ce (court) roman est avant tout une introduction au monde futur qu’il expose. Et c’est là la force principale de ce récit, qui, d’un postulat socialement ambitieux quant aux bouleversements qu’il sous-tend, et qui plus est dans un futur somme toute lointain (le xxive siècle), propose un worldbuilding assez convaincant. Sans atteindre l’exceptionnelle virtuosité intellectuelle d’une Ada Palmer, l’autrice joue, pour partie, dans la cour d’un Jean Baret, le cynisme nihiliste en moins — « Je découvre un salle bondée, saturée de fumée verte au parfum de fraise. Néandertaliens. Sapiens. Androïdes. Avatars. Agenres. Femmes. Hommes. Quelques hologrammes aussi. Eux, je les déteste… » — et s’en tire fort bien du côté de la vraisemblance. Lou Jan semble avoir foi en la science, et donc dans des lendemains possibles, et cette humanité future en partie libérée des maux du présent, on a envie d’y croire avec elle. Une première partie comme une longue scène d’exposition, en somme, qui, même s’il ne s’y passe pas grand-chose, séduit malgré tout par sa vraisemblance et le nombre d’idées de SF qu’elle déploie, ce qui est loin d’être si courant.

Las. La suspension d’incrédulité, cardinale en science-fiction, est une chose fragile. Et en ce qui concerne l’auteur de ces lignes, Lou Jan la brise dans la suite de son récit, à trop le teinter d’un vernis aux atours plus fantastiques que scientifiques quant à l’après vie (peut-être faut-il voir ici une inspiration/hommage au Greg Bear d’Éternité, mais n’est pas Greg Bear qui veut). On doute. On y croit moins, et bientôt plus, jusqu’à se retrouver spectateur d’un livre pas désagréable (les parties « historiques » sont d’ailleurs très convaincantes), mais auquel on n’adhère plus, faute de vraisemblance.

Dommage, vraiment. Tant il ne fait guère de doute que l’autrice a l’étoffe d’une véritable créatrice de science-fiction, et un talent indéniable pour la mise en scène de mondes futurs structurés et crédibles. À la lecture du présent livre, son troisième roman, lui reste à mettre ce talent rare au service d’un récit à la hauteur de son worldbuilding, tout en évitant de casser le jouet en cours de route.

 

Laurent LELEU

Ça vient de paraître

Avatar – Exploration scientifique et culturelle de Pandora

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 120
PayPlug