S’imposer en un seul livre, et s’affirmer d’emblée comme un écrivain indispensable, c’est rare, mais ça arrive. La preuve avec Un Goût de rouille et d’os de Craig Davidson. Un premier recueil de nouvelles, huit textes âpres, durs, intenses. Pour une fois, la photo de couverture est à l’image du contenu du livre : on y voit un jeune boxeur, très concentré, prêt au combat. Et c’est exactement dans cet état d’esprit que Davidson a écrit ses nouvelles : frapper fort, tout de suite, de préférence là où ça fait mal. S’attaquer, en costaud, à des sujets difficiles, en laissant les bons sentiments au vestiaire.
Dès la première nouvelle, « Un Goût de rouille et d’os », le ton est donné : un jeune boxeur, par inconscience, a détruit la vie de son neveu. Alors il participe à des combats clandestins d’une violence extrême. Il le fait pour expier sa faute, pour simplement survivre à sa honte et à sa culpabilité. Voilà un texte qui fera date. Puissant, parfait dans sa construction, maîtrisé d’un bout à l’autre, soutenu par une écriture impeccable, précise et brutale à la fois. C’est du grand art. Mais c’est loin d’être la seule très belle surprise de ce recueil.
Dans « La Fusée », un jeune homme travaille dans un parc d’attractions, où il exécute un numéro spectaculaire avec une orque. Il est beau, arrogant, athlétique. Mais un jour, le numéro tourne mal, et l’orque lui sectionne une jambe. Lui qui vouait un culte à son propre corps, le voilà devenu unijambiste, infirme, obligé de s’inventer une nouvelle existence basée sur d’autres valeurs… Dans « Un Usage cruel », un jeune publiciste et sa femme élèvent des pit-bulls pour les faire concourir dans des combats de chiens. L’homme est stérile, ils ne peuvent pas avoir d’enfant. On comprend vite que pour ce couple en bout de course, ces pit-bulls sont devenus des enfants de substitution, une progéniture qu’on aime, qu’on chérit, mais qu’on emmène régulièrement à l’abattoir. Une manière comme une autre de faire l’expérience de la paternité… Il est d’ailleurs beaucoup question dans ce recueil de rapports père/ fils, de confrontations entre l’homme et l’animal. Chaque texte est habité, porté, magnifié par une sorte de tension interne, une électricité palpable, qui se communique directement au lecteur (et on pardonne aisément à Davidson le seul vrai faux pas de ce recueil, la nouvelle intitulée « De chair et d’os », nettement plus banale).
Alors bien sûr, avec des thèmes et des personnages pareils, difficile de ne pas penser à un autre grand « cogneur » de la littérature contemporaine : Chuck Palahniuk. Et c’est vrai que l’influence est évidente. (Un Goût de rouille et d’os a d’ailleurs été salué à sa sortie par Palahniuk). Mais ce serait vraiment injuste de réduire Davidson à un simple suiveur. Il est déjà bien plus que ça. Car même si les thèmes abordés par l’un et par l’autre se ressemblent souvent, le traitement est très différent : là où Palahniuk favorise l’effet choc ; Davidson, lui, est tout en sobriété, en retenue. Il impressionne par sa maîtrise, et par sa maturité étonnante pour un écrivain si jeune (il n’a que 29 ans). Bref, Chuck Palahniuk s’est trouvé un sérieux challenger. Et on peut parier que Craig Davidson n’a pas fini de nous surprendre, comme le prouve la dernière nouvelle, «Précis d’initiation à lamagie moderne ». Un récit bouleversant à la lisière du fantastique (on pense à Clive Barker).
Au final, on sort de cette lecture un peu groggy, chancelant, limite KO. On a pris des coups, quelques uppercuts, et un ou deux directs au foie. Le combat a été rude. Mais on a aussi la certitude, en refermant ce livre, d’en savoir un peu plus sur la vie et sur l’espèce humaine. Et ça, c’est bien la marque des grands écrivains.