Un jour de nuit tombée se déroule quelques cinq cents ans avant les événements relatés dans Le Prieuré de l’Oranger. Les deux romans sont liés, mais peuvent se lire indépendamment, et l’ordre de leur lecture importe peu. Ils partagent une mécanique narrative similaire : des chapitres courts alternant les points de vue de personnages disséminés aux quatre coins du monde. Dans le sud, Tunuva est une mage et guerrière du Prieuré, une sororité qui révère Cléolind, celle qui a vaincu le Sans-Nom à l’aide d’un oranger et d’une épée enchantée. Le Prieuré se tient prêt pour le réveil des dragons, mais la menace semble tellement lointaine que la foi commence à se perdre chez la nouvelle génération.
À l’ouest vit Glorian Berethnet, héritière du royaume d’Inys et descendante de Galian le Saint, fondateur de la religion de la Vertu. Sa lignée repose sur une prophétie et un mensonge : ses descendantes seraient les seules à pouvoir vaincre le Sans-Nom comme il prétend l’avoir fait. À l’est, Dumai a passé son enfance et son adolescence dans un temple au sommet d’une montagne. Comme son peuple, elle vénère les dragons d’eau plongés dans un long sommeil en attendant le retour des wyrms, leurs ennemis depuis toujours. Au nord, Wulf s’est engagé comme housecarl auprès de Bardholt Ier, roi du Hróth et père de Glorian. Enfant trouvé après avoir été abandonné très jeune dans les bois maudits, il lutte contre les préjugés pour se faire accepter.
Les enjeux personnels auxquels sont confrontés ces protagonistes, souvent jeunes adultes, s’effacent à mesure que la menace s’amplifie. Lorsque le Mont Effroi entre en éruption, des cracheurs de feu remontent des entrailles de la terre pour la ravager. Leur magie transforme les animaux en créatures monstrueuses et propage une peste mortelle. Les dragons, et leur guerre millénaire, importent moins que les personnages. Chaque protagoniste possède un arc narratif tissé d’intrigues familiales et amoureuses qui leur donne de la profondeur et suscite l’empathie. Leur chemin permet d’explorer un peu plus en profondeur le monde proposé par Samantha Shannon : sa géographie, son histoire, ses cultures, mythes et folklores, les croyances, les systèmes politiques, etc. Bien entendu, ces arcs finissent par se croiser jusqu’au dénouement final flamboyant. Tout comme Le Prieuré de l’Oranger (cf. critique dans le Bifrost n° 88), Un jour de nuit tombée allie avec bonheur modernité et éléments classiques de fantasy. Les éditions De Saxus, comme souvent, proposent deux versions de ce pavé de mille cent cinquante pages : brochée, ou reliée avec une couverture rigide. Si le poids est là, la maquette rend la lecture confortable. Le roman se lit comme un page-turner, preuve que l’autrice sait tenir ses lecteurs en haleine. Soulignons aussi le prix raisonnable, en ces temps d’inflation, de l’ouvrage pour une traduction aussi imposante : 25,90 € (31,90 € pour la version reliée). Un jour de nuit tombée confirme le talent de son autrice. Nul doute que cette dernière reviendra explorer une nouvelle fois cet univers, puisque les deux romans font à présent partie d’une série baptisée « The Roots of Chaos ». Nous serons au rendez-vous.