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Les critiques de Bifrost

Un Paradis d'enfer

Un Paradis d'enfer

David MARUSEK
PRESSES DE LA CITÉ
23,00 €

Bifrost n° 50

Critique parue en mai 2008 dans Bifrost n° 50

Nous sommes dans la première moitié du XXIIe siècle, dans une société dominée par la nanotechnologie. Samson Harger, artiste reconnu depuis le XXe siècle, tombe amoureux d'Eleanor Starke, une puissante femme d'affaires et politicienne âgée de deux cents ans, à la tête d'un Cabinet dont l'aura ne cesse d'augmenter. Tous deux restent jeunes et séduisants grâce aux nano-agents des bains de jouvence, lesquels évitent également d'avoir une haleine fétide, une odeur corporelle, et autres inconvénients physiques mineurs. Ils ne se sont d'ailleurs rencontrés que sous forme d'hologrammes, Sam étant utilement conseillé par Henry, son valet de ceinture, intelligence artificielle capable de communiquer par la pensée avec lui. Elle l'étouffe en voulant protéger leur liaison de ses ennemis politiques, il tient à sa liberté mais finit par tout abdiquer pour elle. Ils se marient. Nommée gouverneur, Eleanor est désignée pour avoir un enfant, rare privilège accordé par le ministère de la Santé et des Affaires Humaines dans une société où la longévité est sans pareille ; il se fabrique à l'orphelinat national à partir de leurs ADN combinés.

On reconnaît sans peine la trame de L'enfance attribuée publiée au Bélial il y a près de dix ans, court roman qui présentait les stupéfiantes réalisations d'une société très avancée autour d'une brève histoire d'amour. Mais Marusek est allé beaucoup plus loin avec le roman final qui prolonge le récit d'une vie ordinaire en polar foisonnant de personnages. Sam et Eleanor deviennent vite des personnages secondaires tandis que l'action se déporte sur ceux qui enquêtent sur les ennemis de Starke et sur la récupération de la tête de sa fille, Ellen : après que le corps fut pulvérisé dans un attentat, on cherche à la régénérer à partir du casque renfermant sa tête congelée.

La société quasi idyllique de la première partie dévoile progressivement l'envers du décor, nettement moins folichon : racisme ou mépris envers les inférieurs, intelligences artificielles, et individus clonés en fonction de leurs aptitudes à remplir les tâches auxquelles on les affecte, identifiables à partir de leur prénom : un russ, une jenny, une evangeline ; cherté de la vie, qui voit des individus vieillir car ils ne peuvent se payer les traitements réjuvénants, loger dans le compartiment moteur de la cage d'ascenseur et vivre en « charteries » où les maigres revenus de chacun sont mis en commun ; pollution nanotechnologique (les NASTIEs, armes nanotechnologiques, dérivent indéfiniment dans l'air et l'eau) imposant aux cités de vivre sous une bulle isolante, la canopée, ce qui a justifié l'emploi des limaces, lecteurs autonomes de marqueurs génétiques contrôlant au hasard des déplacements l'identité des citoyens, éliminant sans délai tout intrus ou réfractaire, limaces qui permettent aux autorités de surveiller la population (abeilles, guêpes et scarabées de combat complètent la panoplie). Il existe d'ailleurs des individus cautérisés, c'est-à-dire redevenus normaux selon un procédé empêchant toute altération ou prise de possession de leurs cellules sous peine d'entraîner leur auto-immolation. Conséquence : ses cellules reprennent leur processus de vieillissement et l'odeur qu'ils dégagent est pestilentielle pour leurs semblables, les squames s'enflamment en tombant et certains désespérés se transforment en bombe humaine pour protester contre le sort qui leur est réservé. Après nous avoir émerveillés avec les prouesses technologiques, Marusek se penche d'avantage sur leur impact humain, faisant preuve, sur le plan social, de la même inventivité à tous les niveaux. On utilise par exemple les odeurs comme horloges : une odeur de pain frais peut stimuler les travailleurs si elle annonce une pause…

Ce festival d'idées a ses contreparties : pour mieux décrire les innovations sur tous les plans, le récit suit au quotidien de nombreux personnages, de sorte qu'on se perd parfois dans un livre d'une telle densité. Il n'empêche : ce pavé est un très grand roman qui parvient à camper de façon crédible une impressionnante société post-humaine. Chapeau bas !

Claude ECKEN

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