Margaret KILLJOY, Patrick K. DEWDNEY
ARGYLL
208pp - 19,90 €
Critique parue en octobre 2022 dans Bifrost n° 108
Anarchisme. Un terme qui éveille bien des fantasmes, mais reste assez flou pour la plupart. Justement, Margaret Killjoy nous propose un voyage en pays d’anarchismes. Histoire de découvrir, de l’intérieur, les modes de fonctionnement de ces groupes, ces communautés, ces villes. Évidemment, ne s’agissant pas ici d’un essai, mais bien d’un roman, un récit illustre le propos. Journaliste, Dimos Horacki a écrit un article ayant déplu en haut lieu : le voilà désormais relégué aux rubriques sans intérêt et sans enjeu. Or, voici qu’on lui offre une chance de réhabilitation : concocter un portrait laudateur du général Dolan Wilder, actuellement en mission dans les Cerracs. En effet, l’empire borolien brule de mettre la main sur les richesses cachées au sein des montagnes de cette région. Ainsi, histoire de s’assurer le soutien de son opinion publique, mène-t-il une campagne de propagande à laquelle Dimos va participer, contraint et forcé. Jusqu’à ce que sur place, les choses dérapent et que Dimos se retrouve prisonnier de l’ennemi. De déplacement en déplacement, de rencontre en rencontre, il découvre un autre type de société et se familiarise avec le mode de fonctionnement de ces groupes qui refusent le pouvoir central…
Margaret Killjoy est habile. L’irruption d’un naïf, d’un candide venu d’une société où les dirigeants tout puissants ne souffrent aucune contestation, permet au lecteur de faire un voyage tout en nuance à travers les méandres de la pensée anarchiste. Ici, point de manichéisme stérile. Si certains personnages proclament haut et fort leurs idéaux et leur mépris de ceux des autres, ils sont vite contrebalancés par divers points de vue bien différents. L’autrice évite les clichés stéréotypés, et propose une vision nuancée de ce mode de vie. Ainsi, on s’aperçoit que si les prises de décision sont parfois rapides, la plupart du temps elles s’avèrent le fruit d’un processus long, voire pénible, chacun étant libre de donner son point de vue – et ne s’en prive pas. Tel est le prix à payer pour un monde plus juste et un respect du plus grand nombre. Cependant, aucun des groupes que rencontre Dimos ne propose de modèle idéal. On découvre toujours un travers, un problème qui grippe la machine. D’ailleurs, les dissensions sont nombreuses et les communautés peuvent se séparer pour former de nouvelles unités plus petites, mais plus homogènes. Le journaliste, tel un explorateur en contrée lointaine et étrangère, compare et évalue, résiste et adhère. Là aussi, l’autrice fait preuve de finesse dans l’évocation des sentiments et pensées de Dimos : son chaos intérieur fait écho aux bouleversements du monde qui l’entoure. De fait, libre au lecteur de déployer sa propre opinion quant à cette vision sociétale que Margaret Killjoy connaît bien, vivant elle-même dans une communauté autonome des Appalaches.
Un pays de fantômes est un roman surprenant car à rebours de quantité d’œuvres aux idées bien tranchées et/ou pétries de désespoir, un récit aussi rythmé qu’intelligent qui questionne et qui, mais oui, fait montre d’espérance. Voilà qui fait un bien fou en ces temps troublés.