Tout nouveau livre de Theodore Sturgeon constitue un événement en soi. Ses deux grands romans, Les Plus qu'humains et Cristal qui songe, sont toujours disponibles depuis les années 50 et leur publication au « Rayon Fantastique », ensuite au « CLA » et depuis chez J'ai Lu où le second vient de se voir nanti d'une nouvelle illustration (bye bye Tibor Csernus — dommage). Ils ont enfin été repris dans le splendide volume des éditions Omnibus consacré à Sturgeon en 2005. Ses nouvelles ont été largement publiées au tournant des années 80 au Masque et chez Lattès, à l'instigation de Marianne Leconte à laquelle on doit aussi le « Livre d'or », ou à l'initiative de feu Alain Dorémieux, chez Casterman notamment. Depuis 1985 et la mort de Sturgeon, plus grand-chose. L'œuvre des novelistes peine à survivre à leur auteur. Citons Rafael A. Lafferty, Henry Kuttner ou Robert Sheckley, entre autres… Pour Sturgeon, trois recueils, dont l'excellent L'Homme qui a perdu la mer, ont été réédités aux Belles Lettres au tournant du siècle, malheureusement dans des présentations particulièrement affligeantes. Et enfin en 2005, on l'a dit, le volume chez Omnibus de près de 1200 pages qui reprend la quintessence de l'œuvre.
Ce nouveau livre prend donc place sous les couleurs blanche, rouge et noire, de la collection « Entailles » qui, sous une présentation inspirée, semble vouée à héberger les écrits noirs ou horrifiques de plumes connues pour leur science-fiction : Jack Vance (Méchant garçon) ; Joël Houssin (Mongol)… Sur la quatrième de couverture de ce nouveau Sturgeon, qui compte deux textes : « Un peu de ton sang » (« Some of your blood », 1961) et « Je répare tout » (« Bright segment », 1955) on peut lire : « [« Un peu de ton sang »] … publié pour la première fois en France, accompagné de la nouvelle inédite « Je répare tout »… » Alors que ni l'un ni l'autre ne sont inédits par chez nous. Si le premier semble n'avoir connu qu'une seule édition en 1965, dans Histoires à faire peur (Robert Laffont), l'autre est l'une des nouvelles les plus connues de Sturgeon, sous le titre « Parcelle Brillante », dans une traduction due à Alain Dorémieux que l'on peut lire dans l'anthologie Territoires de l'inquiétude (Casterman), Le Livre d'Or de Sturgeon (Pocket) et surtout dans le volume chez Omnibus de 2005, faisant ainsi justement partie des quelques textes disponibles de l'auteur ! Par contre, il s'agit bien d'une nouvelle traduction due à Véronique Dumont. Fallait-il vraiment republier cette nouvelle ? Et la retraduire ? Outre qu'il reste de vrais inédits (et beaucoup !), gageons que d'autres textes auraient davantage mérité un dépoussiérage qu'un de ceux traduits par Dorémieux. Certes, « Je répare tout » est un complément parfaitement approprié à « Un peu de ton sang »…
« Je répare tout » est l'histoire typiquement sturgeonienne du pauvre type difforme qui se tait mais a de l'or dans les mains et dont personne n'a, ne veut avoir besoin. Jusqu'au jour où il ramasse dans la rue une nana blessée à coup de rasoir, mourante, l'artère fémorale sectionnée. Il ne me semble pas crédible que l'on puisse survivre aussi longtemps que dans la nouvelle avec pareille blessure. Mais peu importe. Là n'est pas le problème. Quelqu'un a enfin besoin de lui…
« Un peu de ton sang » est plus remarquable. Il s'agit d'une novella épistolaire entre deux psychiatres cliniciens de l'Armée des Etats-Unis au sujet du cas nommé George Smith. Une enfance pauvre entre un ivrogne de père qui cogne sur sa femme, à défaut sur son môme, et une mère percluse de rhumatismes qui semble somatiser tous les malheurs du monde dont elle a été de toute façon largement pourvue. Et le gamin se réfugie dans les bois environnants, dans la chasse au petit gibier… Le Dr Al Williams voudrait que l'Armée se débarrasse du cas sans plus tarder tandis que le Dr Philip Outerbridge a l'intuition que le cas est plus difficile qu'il n'y paraît. Il recourt à diverses techniques que Sturgeon expose pour cerner la personnalité perturbée de son patient. Il lui fait tout d'abord rédiger une biographie puis passer des tests dont un Rorschach d'anthologie. Dans ces passages du roman qui s'apparentent à la littérature psychanalytique, aux études de cas freudiennes ou au Fragment d'une analyse de D. W. Winnicott, quoique Sturgeon aille à l'essentiel, on voit petit à petit poindre l'horreur. Par sa facture, ce court roman semble devoir se démarquer de l'empathie à laquelle l'auteur nous a habitué mais il n'en est rien. Au bout du compte, Sturgeon nous fait ressentir pour cet effrayant meurtrier non pas de la pitié, mais de la sympathie. On en vient à lui souhaiter du bien à lui et à la pauvre Anna, car c'est l'un près de l'autre que ces deux êtres ont trouvé le peu de bonheur que la vie leur a accordé. Depuis 1961, les assassins psychotiques de fiction se sont surpassés dans l'horreur. C'est à qui tuera le plus, le mieux… c'est la surenchère jusqu'à la nausée. Un vaste concours à qui sera le moins humain. À qui emportera la palme du dégoût… Sturgeon est à l'opposé de tout ça. George Smith n'est nullement une incarnation du mal mais celle du malheur. Il y a lieu de croire que la fatalité n'en a pas fini avec eux et qu'Anna ne le reverra pas de sitôt…
Ce court roman a été désigné en 1995 comme l'un des plus grands classiques du genre par l'association des écrivains d'horreur américains. Il est suivi d'une postface de l'un d'eux, Steve Rasnic Tem, qui souligne combien ce texte l'a marqué. Voilà une très bonne pioche — qui plus est, à un prix fort attrayant.