Theodore STURGEON, Steve Rasnic TEM
FOLIO
224pp - 7,80 €
Critique parue en octobre 2018 dans Bifrost n° 92
Si Theodore Sturgeon est avant tout connu en tant qu’écrivain de fantastique et de SF, il a pu s’essayer à d’autres genres, par goût ou par opportunisme. Un peu de ton sang en est un bon exemple : si le titre, entre autres, laisse entendre qu’il s’agit d’une variation sur le vampirisme (empruntant d’ailleurs peut-être sa structure épistolaire au Dracula de Bram Stoker, comme le fait remarquer Steve Rasnic Tem dans sa postface), il ne s’agit pas d’un roman fantastique pour autant, car son approche est « réaliste » (annonçant l’excellent film Martin de George A. Romero). Et, s’il est parfois qualifié de « roman d’horreur », il relève probablement davantage du thriller psychologique, qui connaissait alors une certaine vogue – on peut noter que Psychose, de Robert Bloch, avait été publié deux ans seulement auparavant, et adapté au cinéma par Hitchcock l’année précédente ; en France, le court roman de Sturgeon a d’ailleurs été initialement publié dans une anthologie « Alfred Hitchcock présente »…
Un peu de ton sang prend la forme d’échanges de lettres et de documents entre deux psychiatres militaires, évoquant le cas troublant de « George Smith », un troufion dont le comportement violent a suscité quelques interrogations devant aboutir à sa réforme. Mais l’un de ces psychiatres est convaincu qu’il y a quelque chose de bien plus étrange, et même inquiétant, tout au fond de la psyché tourmentée du jeune homme un peu simplet, en tout cas lourdaud, et visiblement guère à l’aise en société. Il incite « George Smith » à lui raconter sa vie, sous la forme d’un « récit » qui s’insère dans les échanges entres les deux médecins ; une pièce considérable du dossier, et qui achève de convaincre l’aliéniste zélé que son patient lui cache, peut-être malgré lui, un élément déterminant de sa personnalité – un élément qu’il suppose de nature sexuelle.
« George Smith » est le vrai héros d’Un peu de ton sang : un être plus complexe qu’il n’en a l’air, dont l’enfance rude et l’inaptitude à s’intégrer parmi ses semblables ne manquent pas de rappeler d’autres personnages de Theodore Sturgeon. Il contribue énormément à la réussite de ce court roman, en lui conférant une certaine ambiguïté confinant au malaise : on devine en effet que le bonhomme est dangereux, et même criminel – mais l’approche dépassionnée (ou amicale ?) du psychiatre, en évacuant comme non pertinente toute notion de culpabilité, contribue à renforcer l’empathie du lecteur pour cette figure torturée, mais qui n’en est que plus humaine. « George Smith » inquiète, oui, mais il touche, il émeut, bien plus qu’il n’horrifie. Ici, Un peu de ton sang affiche d’autant plus sa singularité – et l’on perçoit combien les qualificatifs de « roman d’horreur » ou même de « thriller » sont trop réducteurs, voire mensongers ; le suspense ou a fortiori l’épouvante ne sont guère de mise dans ce cas clinique envisagé « après coup ». Sa force réside dans des émotions d’un autre ordre, que l’auteur manie avec habileté, ce qui lui permet de compenser quelques faiblesses du procédé épistolaire plus ou moins maîtrisé.
L’édition française ne permet peut-être pas d’apprécier au mieux ce texte, hélas : la traduction originelle d’Odette Ferry a été conservée telle quelle dans la putassière réédition chez Télémaque, reprise ensuite en poche – et elle est tristement plate.
Le volume y associe une nouvelle, « Je répare tout », que l’on connaissait déjà en français sous le titre « Parcelle brillante ». Accoler les deux textes est pertinent, la nouvelle, plus ancienne, étant elle aussi dénuée de tout élément imaginaire, et mettant en scène un bonhomme lourdaud qui suscite tout à la fois une extrême empathie et une inquiétude grandissante. Si Un peu de ton sang est un bon texte, « Je répare tout » est un chef-d’œuvre, un des plus… brillants textes de Sturgeon – mais, là encore, la traduction, bien qu’inédite cette fois, n’est pas à la hauteur de ce récit bouleversant et terrible.
On devine malgré tout, derrière, la qualité de ces textes un peu à part dans la carrière de Sturgeon – à commencer par la plus notable, son merveilleux sens de l’empathie, bien entendu, un trait constitutif d’une œuvre, et ce bien au-delà des pénibles frontières entre les genres.