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Les critiques de Bifrost

Un souvenir de Loti

Un souvenir de Loti

Philippe CURVAL
LA VOLTE
144pp - 8,00 €

Bifrost n° 93

Critique parue en janvier 2019 dans Bifrost n° 93

Voyageurs impénitents, amoureux l’un de l’autre comme au premier jour, Loti et Marjorie jettent leur dévolu sur Nopal, paradisiaque planète artificielle où ils comptent finir leurs jours, si l’utopie qui la qualifie n’est pas un mensonge. Là, les accueillent des femmes niges dotées d’ailes, dépourvues de pilosité jusqu’à la poitrine et dont le duvet s’achève en buissonnante touffe de plumes au niveau du visage. La sexualité est libre et la nudité va de soi ; on se nourrit également à travers l’épiderme pour éprouver des orgasmes alimentaires. Des androïdes affables satisfont tous les désirs, tandis que la société s’épanouit à travers les plaisirs des sens, les créations artistiques et le savoir. Nul commerce, mais des échanges proportionnés, qui peuvent s’avérer problématiques lorsqu’il s’agit de se défaire d’un mot. La communication télépathique permet de dépasser les écueils du langage.

Bien que le lieu de transit soit très fréquenté par la Ligue, peu de gens choisissent de devenir Nopalais en raison de la difficulté des démarches : la félicité se mérite au prix d’une transformation spirituelle et corporelle visant à unifier le conscient et l’inconscient des individus en une seule entité. Les Nopalais, seules créatures à s’être imaginées elles-mêmes, à exister avant de s’incarner, expliquent qu’il faut faire abstraction de son corps pour mieux se recréer.

Observateurs attentifs et ouverts aux expériences, Loti et Marjorie cherchent les failles du système, tout en s’acclimatant à la société. Pour les y aider, Sévy, le sartre, originaire du Centaure, se fait guide : il explique au couple les usages en cours, se servant pour cela du Dire, une forme d’enseignement infra-oral, expression et fragment d’un Tout, tandis que Vélanivolévi, le freud, les prépare au passage en traquant les refoulements et les blocages culturels qui freinent leur épanouissement. On voit sur quels concepts s’appuient les Nopalais pour édifier leur utopie. Est-ce suffisant ?

Un temps, le couple croit identifier une faille avec la survivance d’un sentiment religieux ; cependant, même si la société s’appuie sur une entité mythique ironiquement nommée Mandrake, il s’agit davantage d’un support philosophique pour aider à exprimer la notion de mutation («Le savoir n’a pas de fin : tout est mouvement, changement. ») et le détachement des biens terrestres que formalise une communauté basée sur le partage. La question d’une forme de capitalisme basée sur l’exploitation des androïdes est également évacuée en cantonnant les machines, même évoluées, à des objets. C’est finalement davantage en soi qu’autour de soi qu’il convient de chercher les résistances à l’utopie. Et c’est dans l’ouverture à l’autre, dans cette fusion des êtres, qu’il est possible de la trouver, plus que dans l’insertion dans une société, si idyllique qu’elle puisse être. Reste à savoir, comme le suggère l’anagramme en fin de récit, si l’utopie est bien l’objet de désir que se fixe l’humanité ou s’il ne s’agit pas d’un leurre visant, derrière l’idée de perfection, à refuser ou ignorer l’ultime imperfection, celle de la mort, qui prive tout un chacun de la présence de l’autre.

Ce récit baigné d’une douce sensualité, souvent érotique, riche de descriptions d’un exotisme exubérant encore rehaussé d’images surréalistes, est innervé par une même profusion d’idées autour de la quête existentielle du bonheur et de l’accomplissement de soi, et de questions métaphysiques autour de la mort, qui amène à conclure que durant notre brève existence, « Nous ne sommes en tant qu’être qu’une réflexion de l’univers sur sa condition d’univers.  »

Initialement publiée dans l’anthologie de Gérard Klein, Utopies 75, sous le titre « Un Souvenir de Pierre Loti », la novella a été revue et augmentée pour la présente édition. Outre des modifications cosmétiques de vocabulaire (le macabe redevient un macchabée), on trouve une mise à jour des concepts scientifiques et des considérations sur le xxie siècle et le mensonge du trans-humanisme. Mais la plus éclairante modification, d’une pudique discrétion, qui justifie la reprise de ce titre dans la nouvelle collection « Eutopia » des éditions La Volte, est la dédicace, mise en exergue de cette fuite du temps venu superposer la fiction à la réalité, « À Anne » étant devenu « À Anne pour toujours ». Ce chant à l’être aimé ne suscite, derrière la profonde réflexion, que davantage d’émotion.

Claude ECKEN

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