Arkady MARTINE
J'AI LU
512pp - 23,00 €
Critique parue en avril 2021 dans Bifrost n° 102
Mahit Dzmare est la nouvelle ambassadrice de la petite station minière indépendante de Lsel auprès de l’empire de Teixcalaan. Nouvelle ambassadrice dans la capitale dans la mesure où Yskandr, son prédécesseur, est décédé. Fraîchement nommée, elle n’a guère d’expérience, hormis sa connaissance de et son attrait pour la culture teixcalaanli, mais l’imago d’Yskandr, à savoir ses souvenirs, et ceux de la lignée qui l’a précédé, implantés dans son cerveau, devraient s’avérer d’une grande aide. Malheureusement pour Mahit, ils datent de quinze ans (Yskandr ne les ayant pas enregistrés depuis), aussi notre héroïne ne peut donc bénéficier de toute la maîtrise des codes de Teixcalaan acquise par Yskandr. Regrettable, car s’il existe une société codifiée, c’est bien celle de l’empire, entre hiérarchie aristocratique figée, fonctionnaires de ministères omnipotents, empereur vieillissant ayant officiellement promu plusieurs successeurs potentiels alors que d’autres œuvrent plus ou moins ouvertement pour le destituer. Mahit, qui se voit régulièrement traitée de barbare dans ce contexte assez xénophobe, va en outre être confrontée dès son arrivée à des problèmes à répétition : déterminer la cause réelle de la mort d’Yskandr (accident ou meurtre ?), comprendre pourquoi elle fait l’objet de plusieurs tentatives d’assassinats, et faire le tri entre alliés et ennemis. Avec en prime la défaillance brutale de l’imago d’Yskandr, qui la laisse seule alors que tout laisse à croire que son prédécesseur évoluait au cœur de luttes de pouvoir pour le moins aigües.
Prix Hugo 2020, ce roman trouve son principal intérêt dans la société décrite par Arkady Martine. Sous son véritable patronyme (Anna Linden Weller), l’autrice est chercheuse et docteure en histoire byzantine ; des connaissances dont elle s’est visiblement inspirée pour construire un univers crédible empruntant à différentes cultures – byzantine, donc, mais aussi précolombienne, notamment dans le vocabulaire (Teixcalaan), et sans doute aussi un soupçon de Chine impériale. Ici, l’empire n’a de cesse de vouloir s’étendre, tel un ogre dévorant tout sur son passage. La station de Mahit, Lsel, fait du reste partie de la fièvre colonialiste de Teixcalaan ; en effet, même si le concept de personne augmentée est plus ou moins tabou, certains ont eu vent de l’existence des imagos et envisagent avec gourmandise cette possibilité d’accéder à une sorte d’immortalité. Une faim insatiable qui se révèle un terreau fertile pour les ambitions personnelles : Teixcalaan est à un tournant de son histoire, et l’arrivée de Mahit va en partie cristalliser ce basculement. L’autre spécifité de l’empire, c’est son rapport à la langue : la poésie y est élevée au rang d’art ultime, un art qui, au-delà de ses qualités purement esthétiques, est également le moyen favori pour faire passer des messages, notamment politiques, qui se doivent de ne pas être trop évidents pour l’auditoire. Ainsi, toute personne souhaitant gravir l’ascenseur social ne peut ignorer l’art de la versification, le bon équilibre entre perfection formelle et subtilité du propos. En somme, un autre versant de la codification de cette société corsetée.
Non exempt de rebondissements, et parfois d’un brin d’humour, Un souvenir nommé empire donne sa pleine mesure à travers des dialogues riches de sous-entendus qui aident peu à peu Mahit à démêler traîtrises et manipulations. Une approche parfois un peu (beaucoup ?) verbeuse, mais aussi une façon intéressante d’aborder cette description du choc entre deux cultures, avec au milieu un personnage complexe, celui de Mahit, accrochée à son identité de « barbare », mais est également attirée par la culture Teixcalaan ; chacun des personnages qu’elle croisera sera ainsi une nouvelle illustration du rapport à l’autre, qu’il soit bienveillant, indifférent, manipulateur ou carrément hostile. Quelque part entre Ursula Le Guin (pour la description quasi-ethnologique d’une société) et Ann Leckie (pour la complexité des relations humaines), Arkady Martine a ainsi trouvé sa place, et on lira avec plaisir ses prochaines œuvres, à commencer par la suite de ce diptyque, Une désolation nommée paix, qui paraîtra cet automne.