USA, aujourd’hui. Un autre aujourd’hui. Un aujourd’hui uchronique dans lequel Abraham Lincoln a été assassiné avant ce qui deviendra la Guerre de Sécession dans « notre » réalité, dans lequel un arrangement institutionnel a été trouvé pour éviter la guerre civile. Cet arrangement, c’est le « Compromis Crittenden », qui autorise l’esclavage dans les États du Sud et empêche toute remise en cause ultérieure de ce droit par l’Union, son gouvernement, ou sa Cour Suprême. Aujourd’hui donc, après quelques défections au fil de l’eau, restent quatre États esclavagistes, les « Durs », qui font partie de l’Union mais bénéficient de la grande liberté dont jouissent les États fédérés américains au sein d’une fédération qui tira de John Locke ses idées sur la tyrannie.
Des États esclavagistes à côté d’autres qui ne le sont pas, et donc frontières, contrôles, fuyards, retours forcés. Dans le monde de Winters, le service des US Marshals (qui, chez nous, poursuit les prisonniers en fuite) traque, dans le Nord, les esclaves évadés pour les ramener à leur point de départ, dans le Sud. L’espoir pour ces malheureux ne réside qu’au Canada, comme à l’époque du Vietnam.
Victor (ou Brother, son nom serve) a fui l’abattoir industriel dans lequel il était esclave. Retrouvé par les Marshals, il est devenu leur agent en échange d’une vie (solitaire et hypocrite) dans le Nord. Depuis, il traque les esclaves en fuite afin de permettre leur renvoi vers le Sud. Sur sa dernière mission, Victor comprend peu à peu que le « fugitif » qu’il pourchasse n’est pas qui il paraît être, que le rôle des Marshals dans l’affaire est trouble, et que l’Underground Airlines (l’organisation clandestine qui aide des esclaves à fuir le Sud, bâtie sur le modèle de l’Underground Railroad qui exista vraiment dans notre réalité) est au cœur de toute l’histoire. Contrairement à l’habitude, il va devoir, cette fois, risquer gros et retourner dans le Sud pour en ramener des documents importants qui prouvent un scandale.
Uchronie passionnante, Underground Airlines se révèle, au fil des pages, un thriller décevant. La faute à des personnages un peu trop à l’emporte-pièce et à une narration qui se précipite de plus en plus vite vers une fin à la fois trop simple et trop rapide.
Par-delà les banalités sur Black Lives Matter et autres, le livre (écrit par un Blanc qui impressionne par sa capacité à faire ressentir la « rage noire ») est très intéressant par ce qu’il dit sur la misère réfugiée comme repoussoir et rassurance pour la misère autochtone, et encore plus par ce qu’il montre du capitalisme consumériste mondialisé, des sujets connexes, donc. Dans Underground Airlines, les États du Sud font l’objet de boycotts sélectifs, mais ils produisent à bon marché des biens que toute l’économie utilise et que les consommateurs demandent. Et qu’importe si les prix bas résultent d’un travail sous-payé et de conditions de vie et d’emploi qui tiennent de l’univers concentrationnaire. Côté Demande, on se donne bonne conscience à coup de labels RSE, côté Offre, on contourne les règles en multipliant les étapes internationales pour obscurcir le lien entre le produit et sa production. Il est facile de transposer tout ce qui précède à notre réalité, et à l’immense majorité des produits qui viennent de pays à bas salaires et que nous consommons sans vergogne. Si au moins (mais j’en doute), l’arbre d’un esclavage uchronique servait à dessiller les yeux des lecteurs sur la forêt des produits bon marché, Underground Airlines n’aurait pas été inutile. Sinon, il restera une idée sympa mais imparfaitement mise en scène.