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Les critiques de Bifrost

Underworld USA

Underworld USA

James ELLROY
RIVAGES
840pp - 24,50 €

Bifrost n° 58

Critique parue en avril 2010 dans Bifrost n° 58

Niveau d’alerte maximale dans toutes les bonnes librairies : James Ellroy is back. Après American Tabloid et American Death Trip voilà — enfin ! — le troisième opus de sa monstrueuse trilogie pleine de sang, de bruit et de fureur : Underworld USA. Suite et fin d’un projet littéraire démentiel, titanesque, et pour tout dire héroïque : raconter l’histoire secrète de l’Amérique de 1958 à 1972. Rien de moins ! Mais d’abord un petit rappel des faits. American Tabloid : de novembre 1958 au 22 novembre 1963, date de l’assassinat de John F. Kennedy. American Death Trip : du 22 novembre 1963 au 9 juin 1968 (assassinats de Robert Kennedy et de Martin Luther King). Et maintenant Underworld USA, qui couvre la période du 24 juin 1968 au 3 mai 1972. Comme dans beaucoup de romans d’Ellroy, c’est l’histoire d’un quatuor. Trois hommes et une femme, à la fois acteurs, témoins et victimes des événements. Dwight Holly qui travaille pour J. Edgar Hoover, le directeur du FBI. Wayne Tedrow, un ex-flic directement impliqué dans le meurtre de Martin Luther King. Don Crutchfield, surnommé Crutch, « le mateur », un détective privé à peine sorti de l’adolescence, voyeur, obsédé sexuel et hanté par le souvenir de sa mère. Et Joan Rosen Klein, une activiste de gauche aux métho-des radicales.

A partir de là tout s’enchaîne, s’imbrique et s’entrechoque : complots/meurtres/chantages en tous genres/extorsions/diffamations/manipulations… Ellroy nous avait prévenus dès les premières pages d’American Tabloid : il ne nous épargnera rien, il nous dira tout. Et dès le départ d’Underworld USA, il enfonce le clou : « Vous me lirez avec une certaine réticence et vous finirez par capituler. Les pages qui suivent vous contraindront à succomber. Je vais tout vous raconter ». C’est le personnage de Crutch qui s’exprime ainsi, mais c’est aussi James Ellroy lui-même. Cette trilogie, c’est sa version de l’Histoire. Mêlant fiction et réalité jusqu’à créer quelque chose d’autre, d’incroyablement crédible : une espèce de sur-vérité historique, mais si convaincante, si réelle, qu’il devient presque impossible de penser que les choses aient pu se passer autrement. Une uchronie hyperréaliste et définitive, en quelque sorte.

Ça démarre dans des crissements de pneus, avec une séquence époustouflante : un braquage d’une violence inouïe, autopsié seconde par seconde, magnifiquement rendu, et d’une telle puissance visuelle, d’un tel pouvoir d’évocation, qu’à sa lecture on est tenté de baisser la tête de peur de se prendre une balle perdue. Alors après seulement quelques pages, le doute n’est plus permis : l’ « effet Ellroy » est là, intact, imparable, sismique. A plus de 60 ans, c’est toujours lui le boss, et face à une telle maestria, à une telle démonstration de force d’entrée de jeu, ses imitateurs — de plus en plus nombreux — peuvent bien aller se rhabiller fissa. Les 840 pages suivantes ne feront que confirmer cette première impression. Ellroy est un styliste génial, un écrivain-tsunami qui renverse tout sur son passage, un bulldozer littéraire capable de transformer chaque phrase, chaque mot — et même parfois une simple virgule — en projectile textuel qui fuse, bombarde et perfore les tripes de son lecteur.

Et comme quasiment tous les très grands romans américains, Underworld USA est une énorme machine qui brasse une multitude de thèmes : militantisme noir, FBI, mafia, culte vaudou, mouvement hippie, élection présidentielle, arrivée de Nixon au pouvoir… Mais l’axe principal du récit, c’est bel et bien la gauche extrême, ces activistes « rouges », leur idéologie et leur action dans cette Amérique des années 70. Et là, énorme surprise : Ellroy, qui s’est longtemps autoproclamé chrétien de droite, semble tout à coup étrangement réceptif au discours et aux actes de l’ultra gauche version US. Comme si le fait d’avoir donné vie à des personnages de gauchis-tes purs et durs l’avait amené à s’interroger sur son propre positionnement politique. Etonnant ! Mais après tout, Le Grand nulle part, un de ses précédents romans, était déjà une condamnation sans appel du « maccarthysme » et de la « chasse aux sorcières » visant les communistes américains.

Futurs classiques, romans qu’on lira encore dans cinquante ans, Underworld USA et les deux premiers tomes de cette trilogie infernale forment une œuvre littéraire magistrale, féroce, inoubliable, une des plus belles de ces quinze dernières années. Les romanciers qui auraient été en mesure de l’écrire — en lui donnant cette folie viscérale, cette puissance émotionnelle, cette démesure et cette tension constante — se comptent sur les doigts d’une seule main. Oui : Ellroy est grand. Et oui : c’est un des meilleurs écrivains d’aujourd’hui, sans discussion possible. Alors lisez cette trilogie : c’est un trip dont vous ne reviendrez pas indemne !

Xavier BRUCE

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