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Les critiques de Bifrost

Une enquête

Une enquête

Stanislas LEM
ACTES SUD
224pp - 22,00 €

Bifrost n° 114

Critique parue en avril 2024 dans Bifrost n° 114

Depuis 2021, les éditions Actes Sud ont entrepris de rééditer une série de romans et de recueils de nouvelles de l’un des plus intrigants auteurs de SF de l’ère soviétique, Stanislas Lem. On peut ainsi (re)découvrir certains de ses ouvrages les plus connus, comme Solaris (1961) ou La Cybériade (1965), mais aussi des textes inédits en France, comme Une enquête (1959).

Ce petit roman apparaît comme la première tentative de l’auteur polonais d’aborder un thème qui le fascine, celui de l’impuissance de la raison et de la méthode – scientifique, policière, etc. – lorsque le monde y met de la mauvaise volonté et refuse de se conformer aux préjugés que l’on projette sur lui (aux formes de notre connaissance, diraient les plus kantiens…). Ce coup d’essai sera suivi du coup de maître Solaris, dont la planète éponyme tout entière constitue un défi épistémologique aux scientifiques qui l’observent, tant les mêmes causes y produisent rarement les mêmes effets, au point qu’ils doivent inventer de toutes pièces une nouvelle science, la « solaristique ».

Le cadre de Une enquête est bien moins SF. Nous suivons un lieutenant de Scotland Yard, honnête mais pas spécialement inspiré, qui se voit confier une enquête sans queue ni tête : des cadavres sont déplacés, d’autres disparaissent, les policiers qui les gardent paniquent, et cetera ad nauseam. Par surcroît, son supérieur direct, passablement décalé lui-même, lui colle entre les pattes un savant fou qui a démontré que « le produit du temps passé entre deux incidents par la distance qui sépare les lieux de deux disparitions successives donne une grandeur constante si on le multiplie par la différence de température entre les deux endroits en question ». Débrouille-toi avec ça.

Alors notre brave lieutenant fait ce qu’il peut, comme il peut. Les méthodes habituelles des flics de polar, filatures, planques, questions pièges aux témoins, etc., échouent lamentablement, les unes après les autres. Peut-il même exclure que les cadavres perdus aient simplement ressuscité, par miracle ou du fait d’un improbable virus inversé ? Que le coupable soit le statisticien, qui ne chercherait qu’à l’embrouiller ? Ou même le détective en chef ? Y a-t-il même un quelconque crime ? Nécessairement, puisque « l’existence d’un coupable, qu’il soit arrêté ou non, n’est pas pour vous une question de succès ou d’échec, mais celle du sens même de votre activité »… Le chef finira donc par échafauder un scénario rationnel, ne serait-ce que pour prouver que c’est possible. De toute façon, « les faits existent seulement là où il n’y a pas d’êtres humains. Quand ces derniers apparaissent, il n’y a plus que des interprétations. »

Les amateurs de polars d’ambiance trouveront sans doute leur compte dans Une enquête, et peut-être les férus d’épistémologie spéculative – une approche dont Stanislas Lem proposera, en philosophe cette fois, une exploration des plus sérieuses avec sa Summa Technologiae (1964), traité trop sous-estimé et malheureusement inédit en français. Les purs fans de SF, c’est moins sûr. Une belle initiative des éditions Actes Sud, en tout cas.

Éric PICHOLLE

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