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Les critiques de Bifrost

Une fille comme les autres

Une fille comme les autres

Jack KETCHUM
BRAGELONNE
350pp - 20,00 €

Bifrost n° 47

Critique parue en juillet 2007 dans Bifrost n° 47

Voici un roman qui, malheureusement, ne relève pas de l'imaginaire. Il a été inspiré par un fait divers qui s'est produit en 1965, dans le Midwest, ainsi que nous l'apprend la postface de l'auteur. Il l'a ensuite transposé dans le New Jersey, en 1958, sur les lieux même de sa propre enfance, des lieux qu'il connaît bien. On est dans la littérature mimétique et, même si Jack Ketchum nous épargne, toujours selon ses dires, une part de la violence, du sordide et de l'horreur, on est dans le roman noir. Très, très noir.

Imaginez. Une impasse pavillonnaire dans une petite ville américaine à la fin des années 50. L'été. Des enfants dans presque toutes les maisons du quartier… et deux filles nouvelles, Meg et Susan, qui s'installent chez leur tante, Ruth Chandler, suite à l'accident de la route qui a coûté la vie à leurs parents. La première partie du livre pose les personnages et les lieux. Tout est calme, paisible. Tout n'est pas parfait, mais tout est normal…

Ketchum a choisi comme narrateur David, le fils des voisins de Ruth Chandler dont un des fils, Donny, est le meilleur ami. Ce choix offre à Ketchum la possibilité de distanciation qu'il souhaitait et qui est renforcée par le fait que les événements sont contés avec 30 ans de décalage, par un David devenu adulte qui n'a pas tout vu ni ne veut tout dire. Le procédé permet d'éviter le « coup de poing à l'estomac » que l'on se prend à la lecture du terrible roman de Claude Ecken, Enfer Clos (le Bélial'). Chef-d'œuvre insoutenable. Bien sûr, on peut se démarquer des personnages du roman d'Ecken qui sont issus des circonstances particulières de la seconde Guerre mondiale. Il fallait ici autre chose. Si l'histoire prend place en Amérique, elle aurait pu être n'importe où ailleurs en Occident ; c'est un contexte dont chaque lecteur est proche à moins d'avoir une enfance particulière. Le malaise n'en naît pas moins inexorablement, lentement, et le lecteur est pris dans les anneaux de ce python d'angoisse dont l'étreinte devient suffocante à mesure que l'horreur se révèle, celle du non-dit n'étant pas moindre…

Une fille comme les autres n'est pas un roman à suspense. La préface de Stephen King, très intéressante au demeurant, ne laisse aucun doute quant à l'issue tragique. Nulle place n'est laissée à l'espoir. C'est un roman d'angoisse et d'horreur. King utilise l'expression « horreur existentielle ». L'effroi, ce qui glace le sang et fait une bonne part de l'art de Ketchum, tient à ce que les protagonistes de cette sinistre histoire sont des gens comme tout le monde. Meg est une fille comme les autres. Rien en elle ne justifie les atrocités dont elle est la victime. Et ses bourreaux, hormis cette « qualité », n'ont eux non plus rien d'extraordinaire. Ce sont des voisins connus depuis toujours qui pourtant vont se révéler d'une perversité et d'une cruauté sans borne.

Entre les bières et la télé, la vie de Ruth Chandler n'a rien de bien folichonne. Elle n'a aucune estime d'elle-même, se considère comme une ratée et nourrit une culpabilité masochiste. Elle cultive une haine inconsciente de sa propre personne, de son sexe, de la femme en général, une haine qui ne se traduit que dans le discours qu'elle tient à Meg. Sous la bonté, la folie. Avec l'arrivée de ses nièces, bouches à nourrir supplémentaires, cette haine va trouver un exutoire et se muer en sadisme en se tournant vers l'extérieur. Mais Ruth n'en est pas — ou à peine — consciente. On la verra punir Susan, handicapée, pour les reproches qu'elle adresse à Meg, en vain d'ailleurs. Outre ses fils, Ruth va impliquer d'autres gamins du quartier dans ses turpitudes, sévices et humiliations infligées à Meg.

David, le narrateur, reste sur le fil du rasoir. Hésitant entre le désir — et le pouvoir — de participer, et son empathie pour Meg. Ruth est la mère de son meilleur copain, c'est la femme la plus compréhensive du quartier vis-à-vis des enfants, celle qui offre une bière en douce. On éprouve des sentiments contradictoires à l'endroit de David et l'efficacité du roman tient à ce que Ketchum joue de cette ambiguïté. Il fait figure de bon mais, néanmoins, on lui en veut de ne pas agir plus tôt, voire plus efficacement. Il nous fait pitié ce gosse qui seul sait que ce qui se passe dans la cave des Chandler est mal et qui, donc, apparaît davantage coupable que les autres enfants qui torturent, brûlent et violent leur voisine parce qu'un adulte — en proie à la folie — leur en a donné la permission. On le comprend, et là réside la force de Ketchum. Le livre entretient une ambiguïté morale délibérée qui, en fait, traduit le problème que David doit résoudre malgré sa tragique incapacité à saisir la réalité des événements…

Cette horreur « existentielle », réaliste, qui ne fait pas appel au surnaturel et ne sollicite donc aucune suspension de l'incrédulité, tire sa force terrible de sa nature même. Pire, c'est arrivé. Et encore, le roman a-t-il été édulcoré. Pire, la maltraitance sur enfant est une réalité qui n'a rien d'exceptionnelle. C'est de l'ordre du fait divers courant, plus fréquent que le hold-up… Rare en littérature mais d'une atroce banalité dans la réalité. Ketchum donne à voir une image particulièrement noire de l'humanité, que Stephen King compare à celle de Malcolm Lowry et que nous autres, francophones, trouvons chez Thierry Di Rollo… Ils sont de ces auteurs dont les sommets nous plongent dans les abysses les plus profonds de l'âme humaine. Lorsque le mal vient s'incarner de manière aussi triviale en une Ruth Chandler, il a un impact sans commune mesure avec les formes allégoriques qu'il revêt dans la plupart des autres romans.

Ce qui précède doit beaucoup à la préface de Stephen King et à la postface de l'auteur. Après avoir lu l'une et l'autre, il devient impossible d'en faire abstraction car elles projettent sur le roman un éclairage qui s'impose avec une pertinence que je ne saurais égaler. Ce qui est certain, c'est qu'Une fille comme les autres est un livre d'une dureté et d'une noirceur terrible et peu commune. C'est un livre qui vous parle. Non. Qui vous hurle aux oreilles. Qui ne saurait laisser indifférent et qui vous hante longtemps après que vous en avez tourné la dernière page. Une réussite des plus remarquable. Un éblouissant soleil noir.

Jean-Pierre LION

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