Ian MCEWAN
GALLIMARD
400pp - 22,00 €
Critique parue en août 2020 dans Bifrost n° 99
1982. Alan Turing n’est pas mort. L’Angleterre s’engage dans la guerre des Malouines, mais va la perdre. Charlie Friend mène une vie sans but véritable ni passion, qu’il gagne plus ou moins en boursicotant sur Internet. Avec l’héritage qu’il vient de toucher, il achète un humain artificiel d’apparence masculine, nommé Adam, et qui constitue l’issue des travaux en intelligence artificielle de Turing. Avec Miranda, sa voisine, ils vont devenir en quelque sorte les parents d’Adam en procédant aux réglages initiaux qui détermineront l’embryon de sa personnalité. Au fil de cette programmation, leur idylle va se nouer, au son du dernier album des Beatles, qui se sont une nouvelle fois reformés. Rapidement, Adam va faire évoluer sa personnalité, héritée pour moitié de chacun des deux amoureux. Charlie pensait trouver enfin un sens à sa vie dans son achat flambant neuf et son nouvel amour, mais des révélations d’Adam sur sa maîtresse vont le déstabiliser, tout comme les liens qui semblent se nouer entre les deux. Quant à Adam, il semble résister à l’étrange détresse qui s’empare de ses pairs les uns après les autres et les pousse à se détruire…
Une machine comme moi est une uchronie qui interroge la place de l’humanité une fois que l’intelligence artificielle aura accompli sa révolution. Le thème n’est pas original en soi, mais le roman questionne également la façon dont l’algorithme saura s’adapter, ou non, à ce qui lui résiste, cet intime qu’on ne saurait partager, le secret, le petit compromis avec soi-même, le mensonge ou bien encore le crime : tout ce qui façonne nos vies par son silence et nous rend singulier. Les deux intelligences se regardent face à face, se jaugent, se mesurent à travers l’autre et s’y perdent un peu, mécanismes contre mécaniques. Machines like me and people like you, dit le titre anglais, mettant bien en évidence cet effet miroir.
Ces questions universelles sont traitées au prisme de la société britannique et de ses maux, qui ont pu conduire notamment à la condamnation d’Alan Turing pour homosexualité, et peut-être ainsi précipiter sa mort en 1954. Et c’est bien lui, personnage secondaire du roman, qui est la clé de toute l’œuvre, tant son histoire est propice à l’uchronie. Turing a changé nos vies, non seulement en jetant les bases de l’informatique, mais aussi en écourtant la Seconde Guerre mondiale de deux ans, dit-on, par son décryptage du code Enigma. Que serait devenu le monde s’il avait survécu ? La question est stimulante. Ian McEwan imagine que trente ans de vie en plus ont suffi pour nous amener à un degré d’évolution cybernétique encore inatteignable aujourd’hui, dans une société britannique de l’ère Thatcher dont l’âpreté et la violence rappellent la nôtre. Mais Turing n’est pas que le moteur de cette évolution, il est également là pour interpeler l’humanité sur ces choix face à la différence, l’étrangeté d’autrui. McEwan dédie son livre à son ami disparu Graeme Mitchison, brillant intellectuel et artiste accompli, professeur de mathématiques à Cambridge dont l’intelligence plurielle rappelle celle de Turing : une façon pour l’écrivain de suggérer qu’à la question qu’il pose sur la nature de l’humanité et son comportement, un jour, vis-à-vis de sa propre créature, une réponse complexe croisant les savoirs et les disciplines sera nécessaire.