Utopia TOWFIK Ahmed Khaled
OMBRES NOIRES
192pp - 16,00 €
Critique parue en octobre 2013 dans Bifrost n° 72
Le Caire, 2023. La population cairote vit scindée de chaque côté d’un mur d’argent matérialisé qui exclut et discrimine. Un jeune homme de l’enclave aisée, blasé à mort et mort d’ennui, décide, comme d’autres avant lui, de partir à la chasse au pauvre. Littéralement. Son aventure, mal préparée, va mal tourner. Quoique…
Dans Utopia, nous voyons une société qui a rendu concrète l’inégalité croissante, le gouffre béant en train de se creuser entre une classe en ascension sans limite (les « gagnants de la mondialisation » pour le dire vite), et une autre en descente rapide vers des niveaux qu’on ne peut plus que difficilement qualifier de civilisés.
Avec un chômage endémique à niveau très élevé, le retour des émigrés au pays après la chute des monarchies pétrolières, et la désintégration d’un Etat privé progressivement de ressources fiscales, la société égyptienne a éclaté sous l’effet des forces économiques centrifuges liées à l’enrichissement excessif d’un petit nombre, comme le prévoyait déjà Platon.
Loin des interactions qui font société, les (très) riches vivent dans des gated communities protégés par des marines mercenaires ; servis par le lumpenprolétariat circadien venus des bidonvilles, ils consomment sans limite tous les plaisirs qu’on peut inventer sans jamais être rassasiés ni satisfaits. Quant aux très pauvres, ils survivent dans les taudis qui les abritent. Malades, malnutris, sales, ils se procurent le peu qu’ils mangent en travaillant tels des bêtes dans le bidonville ou des « esclaves » dans les enclaves. Ils ajoutent à l’ordinaire ce qu’apporte un mélange de trafics, vols, prostitution. Environnés d’une violence permanente, s’abrutissant de drogues bon marché ainsi que de sexe pas toujours consenti et souvent tarifé, ils mènent une vie sordide dont la seule qualité est d’être brève.
Ces deux mondes, si proches et si lointains à la fois, se rencontrent quand le fils pourri d’un ploutocrate décide d’aller capturer un pauvre pour en faire ensuite la chasse. Identifié par un habitant des ghettos, il y passera plus de temps que prévu, et en verra plus qu’il n’aurait cru. Mais une vraie communication est impossible ; la haine des pauvres, si intense soit-elle pour ceux qui les ont abandonnés à leur sort, n’est rien face au mépris et à la morgue d’une classe qui a fait sécession. Alors que le lecteur voit qu’au fond ces hommes se ressemblent, qu’ils sont poussés par les mêmes désirs, les plus riches ont grandi dans la certitude qu’ils méritent leur bonne fortune et que les pauvres sont les premiers responsables de la misère dans laquelle ils crou-pissent. Chosifiés, ne valant guère mieux que des « outils animés », il convient de les utiliser à loisir, jusqu’à la mort. Et même le bien qu’ils peuvent faire ne crée aucune dette à leur endroit, car on ne peut être débi-teur que d’une personne, pas d’une chose.
Haut et bas. Il y a donc deux classes antagonistes sans espoir d’armistice, deux classes dont l’existence même a effacé tous les autres clivages, religieux ou nationaux. Les nobles, à l’abri, et les gueux, vivant dans un monde qui s’effondre progressivement sans qu’ils y réagissent autrement que par quelques révoltes éruptives vite matées. La fin de l’Empire romain a dû ressembler à ça.
Utopia est un roman très court, pourtant le world building y est de grande qualité. Au lieu d’utiliser un narrateur omniscient, Towfik choisit de décrire le monde par le biais des sensations et impressions de ses protagonistes. Ceci lui permet de concentrer l’attention du lecteur sur ce qui fait sens pour les habitants de son monde, et sur la manière dont ils le perçoivent. En peu de pages, l’auteur décrit finalement peu, mais tout ce qu’il décrit importe. C’est une approche très efficace.
Utopia, premier roman d’anticipation traduit en français du médecin et écrivain égyptien Ahmed Khaled Towfik, est un ouvrage glaçant. Car ce qu’il imagine est certes très dur, mais surtout crédible dans un monde, a fortiori un tiers-monde, où les inégalités se creusent toujours plus, soutenues par un discours qui les justifie en naturalisant les phénomènes sociaux, et les excuse en réifiant les perdants de la compétition généralisée.