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Les critiques de Bifrost

Utopiales 2015

Charlotte BOUSQUET, M.R. CAREY, Joël CHAMPETIER, Fabien CLAVEL, Philippe CURVAL, Alain DAMASIO, Aliette DE BODARD, Jean-Laurent DEL SOCORRO, Daryl GREGORY, Jérôme NOIREZ, Stéphane PRZYBYLSKI, Laurent QUEYSSI, Robert SILVERBERG
ACTUSF
408pp - 15,00 €

Critique parue en avril 2016 dans Bifrost n° 82

Comme chaque automne, l’anthologie des Utopiales regroupe des textes d’une bonne part des invités du festival de Nantes, manifestation centrée cette année 2015 sur les Réalités, comme le commentent Sylvie Lainé et Jérôme Vincent dans leur préface.

On commence assez fort avec un chapitre du prochain roman d’Alain Damasio, où l’injection d’une substance mêlée aux humeurs d’autrui permet de lire les pensées : inventivité verbale, jeux typographiques restituent les émotions avec justesse et poésie dans un récit fluide et coloré – qui ne reste qu’un extrait de roman, néanmoins…

Si certains auteurs jouent avec des notions de réalité parallèle, comme les nantis de Jérôme Noirez s’encanaillant dans des réalités cachées (« Welcome home »), de distorsion de la causalité, prise en défaut avec les bons vivants de Philippe Curval qui démontrent le paradoxe de Zénon d’Élée par l’ivrognerie (« Un demi bien tiré »), brouillée chez Fabien Clavel où les militaires sur une planète brumeuse sont la proie de faux-semblants (« Versus »), d’autres s’acharnent à révéler l’au-delà des apparences, par l’astrologie comme dans la fantasy historique de Jean-Laurent Del Socorro (« Le Vert est éternel »), leurs quêtes montrent bien souvent leurs limites. Silverberg en veut pour preuve l’aventure arrivée à l’explorateur anglais d’une cité improbable perdue au milieu du désert indien (« Smithers et les fantômes du Thar ») : on ne revient pas indemne de l’autre côté. C’est peut-être, aussi, pourquoi il convient de taire certaines réalités (« Intelligence extra-terrestre » de Stéphane Przeybylski).

À trop se couper du réel en se lançant dans des quêtes chimériques, on risque de passer à côté de sa vie : les protagonistes de deux beaux récits qui se répondent, centrés sur l’enfance, illustrent des passions dévorantes d’enfants bloqués dans leur univers rêvé, l’un tournant avec les moyens du bord les délirants épisodes d’un héros de SF (« Les Aventures de Rocket Boy ne s’arrêtent jamais » de Daryl Gregory), le second, amateur de super-héros, cherchant dans les récits d’OVNIs et de contacts l’autre vérité qui lui a sauvé la vie (« Pont-des-Sables » de Laurent Queyssi). Ici, le ton est intimiste et la fracture du réel, qui n’apparaît que brièvement, semble trop dangereuse pour que les narrateurs respectifs s’y engouffrent à leur tour.

Mais les deux récits ont montré que la réalité est une affaire personnelle, qui dépend de la perception qu’on en a, car seule l’immersion garantit la possibilité de l’éprouver de l’intérieur. Autour de ce thème se greffent quelques-uns des plus beaux récits de l’anthologie : si la drogue altère la perception du réel, l’immerseur d’Aliette de Bodard le fait de façon précise : il traduit et adapte les cultures extraterrestres visitées afin que les Galactiques, sous l’apparence d’un avatar, puissent mieux les éprouver (« Immersion »). C’est aussi parce que la conscience ne se détermine pas sous forme de programme qu’un chercheur a doté ses robots d’un réseau sensoriel à partir duquel ils réalisent seuls leur apprentissage, mais sans succès. Pourquoi ? Le regretté Joël Champetier signe avec « Dieu, un, zéro » un texte plein de sensibilité qui se lit sur plusieurs niveaux. Plus émouvant encore, le récit de Charlotte Bousquet, celui d’une vieille Indienne, dernière représentante d’un monde disparu, qui témoigne de son amour pour un cheval à travers un écrit entamé à l’apparition de troubles de mémoire. Autour de la maladie, la vieillesse et la mort, de la mémoire et de l’écrit aussi,« Clôture Creek » rappelle qu’est réel ce que l’on nomme. En écho à la culture partagée au moyen d’un immerseur, « Visage » de Mike Carey propose un intéressant regard croisé entre traditionalistes et progressistes : le civilisateur administrant la justice dans la tribu des Neshims rouges défend la femme à qui le père refuse de restituer les traits du visage retirés par un sortilège, car elle s’entête à vouloir épouser l’homme de son choix. Cette allusion très claire à la condition des femmes soumises par un droit coutumier connaît un intéressant retournement de situation qu’on pourrait résumer par : à chacun son obscurantisme.

La réalité se dissipe d’autant plus vite qu’elle est dépendante de la culture. Au final, on trouve peu de textes interrogeant sa nature et les tentatives pour atteindre l’essence des choses. Les treize récits de cette anthologie sont davantage des tentatives pour faire partager celles que chacun éprouve, dans l’intimité de son être, ce qui est, du reste, ce que les écrivains en général transmettent le mieux.

Claude ECKEN

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