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Les critiques de Bifrost

Œuvres

George ORWELL
GALLIMARD
1664pp - 72,00 €

Critique parue en avril 2021 dans Bifrost n° 102

Après s’être penchée sur Dracula et autres vampires, « La Pléiade » étend (un peu plus) son domaine de l’Imaginaire en publiantLa Ferme des animaux et Mil neuf cent quatre-vingt-quatre. Ce ne sont certes pas les seules œuvres que comprend ce splendide volume dévolu à George Orwell, incluant hormis un autre roman (En Birmanie), ses essais documentaires et un florilège de ses articles de presse. Mais ainsi que l’estime Philippe Jaworski, le directeur de cette édition, La Ferme des animaux et Mil neuf cent quatre-vingt-quatre y occupent une place éminente, les deux sommets romanesques. Par ailleurs (re)traducteur et commentateur de ces titres, Philippe Jaworski propose de les envisager comme un diptyque. Car au-delà de l’apparent contraste formel les distinguant, la fable animalière et l’anticipation dystopique imaginées par Orwell ont des points communs essentiels.

Le premier et le plus évident d’entre eux tient à leur propos aussi politique que polémique. La Ferme des animaux transforme ainsi en un effrayant « conte de fées » (la formule est d’Orwell) la révolution russe d’octobre 1917, puis sa marche vers le totalitarisme. Cochons, chevaux et autres moutons y incarnant les protagonistes de ces dix jours qui ébranlèrent le monde et de ses suites. Fers de lance de la révolte contre Mr. Jones (équivalent fermier du Tsar), Maréchal, Boule-de-Neige et Napoléon sont les alter-egos porcins de Lénine, Trotski et Staline. Quant au cheval de trait Hercule, pendant équin de Stakhanov, ou les moutons bêlant en chœur «  Quatre-Pattes gentil, Deux-Pattes méchant ! », ils représentent ce peuple de basse-cour soumis à « l’Animalisme ». C’est-à-dire la déclinaison bestiale du communisme soviétique, coupable aux yeux d’Orwell d’avoir trahi l’idéal socialiste. À cette Ferme des animaux se concluant par le triomphe du verrat Napoléon, Mil neuf cent quatre-vingt-quatre propose une suite humaine et futuriste. Puisque ce roman s’attache à dessiner un monde parvenu au stade ultime du totalitarisme.

L’action se passe en l’an 1984, dans une Angleterre désormais fondue dans «  Océanie », l’un des trois « super-États » s’étant partagé le monde au mitan du XXe siècle. D’Eurasie et d’Asie Orientale, les deux autres de ces léviathans géopolitiques, Mil neuf cent quatre-vingt-quatre ne dit rien ou presque. Mais sans doute sont-ils régis par une dictature semblable à celle sévissant en Océanie. Évoquant irrésistiblement l’URSS stalinienne, Océanie est gouvernée par le « Parti » à la tête duquel se trouve le « Grand Frère ». Le « Socang » (ou «  Socialisme anglais ») dont se réclame le Parti n’a pas plus à voir avec cette idéologie que l’Animalisme de La Ferme des animaux. Monopolistique et oligarchique, le Parti réserve l’exercice du pouvoir à ses seuls membres, en excluant drastiquement le reste de la population formé par les « prolétos  ». Réduits à une misère chronique, les prolétos endurent encore les affres d’une guerre permanente avec Eurasie ou Asie Orientale. Le sort des membres du Parti n’est cependant guère plus enviable. La «  Police de la pensée » les soumet à une surveillance constante, usant notamment de « télécrans ». Quadrillant espaces publics et privés, à la fois émetteur et récepteur, ces déversoirs de propagande guettent chez les membres du Parti le moindre signe de « malpense  ». C’est ce que découvrira à ses dépens Winston Smith, fonctionnaire zélé du « Ministère de la Vérité », héros malheureux (pour ne pas dire martyr) de Mil neuf cent quatre-vingt-quatre

Proches par leur objet, La Ferme des animaux et Mil neuf cent quatre-vingt-quatre le sont aussi par leur inspiration littéraire. De prime abord, chacun semble pourtant participer d’une branche spécifique des fictions de l’Imaginaire. La Ferme des animaux s’inscrit dans une très longue tradition d’auteurs « qui, depuis Ésope, ont parlé de l’homme par les biais de figures animales, puisant dans les folklores, les mythologies et les imaginaires collectifs », comme le rappelle Philippe Jaworski. Quant à Mil neuf cent quatre-vingt-quatre, il témoigne, selon lui, d’une connaissance assurée de la part d’Orwell des «  codes du genre utopiste (Wells, London, Zamiatine, Huxley) ». Mais Philippe Jaworski estime que La Ferme des animaux et Mil neuf cent quatre-vingt-quatre ont, en réalité, pour première et même source les Voyages de Gulliver de Jonathan Swift. Une œuvre dans laquelle le traducteur retrouve les caractéristiques essentielles des deux chefs-d’œuvre orwelliens. Que ce soit la féconde hybridation entre arts de la « fantasy » (ainsi qu’Orwell qualifiait Mil neuf cent quatre-vingt-quatre) et du pamphlet politique. Ou qu’il s’agisse encore de la réflexion sur le langage comme arme idéologique : l’imparable rhétorique des porcs de La Ferme des animaux ou le « néoparle » du Parti faisant écho aux ironiques inventions langagières de Swift.

Fortes de nouvelles et belles traductions, ainsi que d’un stimulant appareil critique, cette Pléiade consacre le statut de classiques deLa Ferme des animaux et de Mil neuf cent quatre-vingt-quatre, tout en les resituant dans l’Histoire des littératures de l’Imaginaire. Il s’agit donc là d’un volume à plus d’un titre essentiel pour celles et ceux que passionnent les genres chers à Bifrost. Précisons pour les moins fortunés d’entre eux que ces nouvelles versions de La Ferme des animaux et de Mil neuf cent quatre-vingt-quatre sont aussi disponibles chez « Folio » depuis janvier 2021.

Pierre CHARREL

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