Après les très remarqués Latium, space opera uchronique inspiré autant par Sophocle que par Leibniz et Corneille, et La Nuit du faune, conte empruntant ses motifs à La Divine comédie pour livrer une synthèse des mythes fondateurs de la SF, deux œuvres au sujet desquelles nos critiques notaient que l’auteur ne mégotait pas mais osait, Romain Lucazeau revient à la science-fiction avec Vallée du carnage et, à nouveau, il ose.
Des rives de la Méditerranée jusqu’à celles de l’Atlantique, Carthage domine l’Occident. Regroupement des peuples grecques, phéniciens, celtes… elle est la première puissance économique et technologique de monde. Derrière le mur qui les isole, les Hans occupent l’extrême Asie. Entre ces deux blocs, La Perse est tenue sous le joug du despote Odote, Roi des Rois, ennemi de toujours de Carthage. Face à l’Occident abhorré, il a élevé son empire dans un bain de sang, par la destruction méthodique des peuples qu’il a réduit en esclavage. Il s’est doté d’une puissance militaire invisible, et menace le monde du feu nucléaire depuis l’espace. Pour parfaire son œuvre, il se tourne vers la cité libre d’Ecbatane, aux portes de l’Arménie, et au-delà, vers Carthage. Odote n’a que faire que son nom soit prononcé dans mille ans avec admiration ou effroi, d’être le rassembleur ou le destructeur des mondes, les deux pour lui se valent. Il choisit donc la voix du mal. Toute ressemblance avec des faits ou des personnages existants ou ayant existé serait loin d’être fortuite.
Dans ce roman d’une brutalité étourdissante, que le lecteur traverse en marchant dans les entrailles ouvertes des victimes de la sauvagerie, piétinant les corps démembrés, violés, mutilés, l’auteur raconte une « géopolitique des enfers, le désordre éternel du monde ». Loin des utopies solaires qui rêvent un futur improbable où l’humanité deviendrait soudain bienveillante, Romain Lucazeau use de l’uchronie pour peindre le cauchemar et rappeler la nature destructrice de la bête qui hante ce monde. Un univers futuriste enfoncé dans les mentalités d’un passé qui n’offre aucun espoir véritable de voir se lever le jour. Qu’ont à proposer les technologies les plus avancées dans l’art de la guerre, la destruction à précision chirurgicale, l’information spatiale, les sens électroniques des drones déployés en nuée sur le monde, sinon des « guerriers préhistoriques en transe recevant des instructions transmises pas des flux de micro-ondes ».
C’est un récit à charge. L’auteur s’adresse à ses protagonistes en les tutoyant. Un despote, son conseiller, un héros devenu pacifiste, un guerrier augmenté, un scientifique hésitant, un militaire en sursis, une esclave. Le narrateur assume ainsi le rôle du coryphée qui, dans le théâtre grecque, interpellait les personnages, connaissait leur passé et leur avenir, jugeait de leur acte, de l’immoralité de leurs actions. Lucide ou dément, prophétique ou apocalyptique, Romain Lucazeau ose proposer le roman que vous n’avez pas envie de lire. Nous vous le recommandons.