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Les critiques de Bifrost

Critique parue en octobre 2008 dans Bifrost n° 52

Le propos de Vélum est d'une simplicité angélique. Depuis la disparition de Dieu, matérialisée par son trône vide, les anges légitimistes se sont rassemblés autour de Métatron pour constituer l'Alliance. Celle-ci, en l'absence d'autorité transcendante, veut faire du Paradis une république. Le camp d'en face forme la Souveraineté, un rassemblement d'anges qui, au nom de « la Gloire disparue », conteste à Métatron son pouvoir. Tous les protagonistes, qui se nomment eux-mêmes Amortels, convoitent le Vélum, ouvrage renfermant la Création dans ses infinies variations, à la fois Livre des Morts et Livre de Vie, dont une page, vierge à l'exception d'une phrase, contient le sens même de l'existence. En vue de l'affrontement final, les deux bords se dispersent dans la totalité du Multivers pour recruter les derniers rebelles qui refusent de prendre parti. Parmi eux se trouvent Phreedom Messenger et son frère Thomas, ainsi que Seamus Finnan, éternel Prométhée et soldat de fortune, le lecteur suivant la destinée de chacun dans ses multiples incarnations à travers l'espace et le temps.

Dès les premières pages, époustouflantes, le lecteur est confronté à une mise en abîme. Il tient dans ses mains Vélum et voit le Vélum se déployer page à page, cartographie d'une Création dont notre monde est à peine une tâche d'encre. D'ailleurs, certains indices disséminés laissent à penser que la Terre de référence, celle où évoluent les protagonistes, n'est pas la nôtre. L'un des personnages énumère ainsi parmi les compossibles une réalité alternative où un acteur devient président. Le texte d'Hal Duncan passe d'une variation à l'autre, confrontation d'époques ou de lieux qui forment l'éternelle répétition du même. Metraton est aussi le dieu Enki et le prophète Enoch ; Phreedom Messenger est Inanna, (identifiée comme telle p.158 alors que le lecteur avait depuis longtemps compris). Son frère Thomas est Dumuzi et Tammuz, dieu supplicié, noir lynché, soldat faisant face à un peloton d'exécution.

Pour rendre compte des drames qui se jouent et rejouent sans cesse, Hal Duncan se réapproprie le fond universel des récits évoquant maints êtres d'exception. Avec, toutefois, des changements formels (la variation étant dans Vélum à la fois sujet et objet du récit, contenant et contenu), puisque la partie Inanna est distincte des paragraphes de narration, tandis que les références tirées du Prométhée d'Eschyle sont incluses dans le corps du texte. Le texte lui-même est moteur du récit avec la Cryptolangue, langue originelle volée par les Anges dans les cavernes du Néolithique. Composée d'une grammaire agglutinante, elle est perceptible en tous sens comme une toile peinte, « densité pure et simple de la langue » qui peut tordre le réel, tuer un Amortel, et au plus fort de sa puissance… transformer une tasse de thé en expresso.

Car c'est là que le bât blesse. Trop mode, voulant à tout prix marquer l'effet (666 pages, houlàlà), Hal Duncan propose un roman qui n'est pas à la hauteur de son ambition. Bien que l'écrivain invoque dans une interview William Blake, on pense moins à l'auteur de Nobodaddy, et sa fulgurance poétique sur l'absence du Père qu'à Gregory Widen. Le scénariste d'Highlander ? Exact, mais aussi le réalisateur en 1995 de The Prophecy, anciennement titré God's Army, qui voyait deux camps d'anges se disputer la domination des cieux. La comparaison de Duncan à Widen n'est hélas pas forcée. Les anges de l'écrivain sont tendance, habillés de costumes sombres Armani. Metatron porte des dreadlocks, un manteau de cuir noir, et tapote son palm relié de cuir. Sans compter les Amortels qui raffolent des sushi.

Quant au style, Hal Duncan invoque comme maîtres littéraires James Joyce et Borges. Hélas, il ne fait pas oublier le premier et rappelle trop souvent le second. Le texte est parfois surécrit, « infinité du quotidien », Duncan use d'images usées sans parvenir à les rafraîchir — l'aéroport comme lieu de transit entre tous les possibles —, et n'évite pas toujours les maladresses. L'auteur présente par exemple une ruse de Métatron, dont on postule l'intelligence supérieure : il délaisse son nom d'Enki Nudimmud pour ne pas apparaître comme « profil suspect » dans le cadre du Homeland Defense Act. N'importe qui après le 11 septembre (date de sortie du roman, chez nous : groovy !) et l'Irak peut en arriver aujourd'hui à la même conclusion ! Plus fort encore, l'un des personnages tente d'échapper aux recruteurs en se cachant dans les tranchées de la Première Guerre Mondiale. Evidemment, obus et fils de fer barbelés offrent un immédiat effet d'ambiance, reste que pour se planquer il vaudrait mieux opter pour la banlieue de Châlons-sur-Marne un 4 mars 1976.

Alors s'agit-il d'une bouse ? Non, et quand bien même, chacun sait que les reliquats d'anges sentent le gâteau. Hal Duncan est capable d'authentiques finesses littéraires (le début consacré au déploiement du Vélum, le beau portrait de Finnan, sempiternel guerrier et Prométhée page 369). Le roman (sur)abonde en références (de nombreuses occurrences à Lovecraft) comme un exo-squelette dont l'alliage est constitué d'adamantium et de cavorite, ou un clin d'œil à Edward Whittemore avec une montre dont l'aiguille des heures va plus vite que celle des minutes. Voire à la Ruritanie, pays imaginaire d'Europe Centrale dans Le prisonnier de Zenda d'Anthony Hope, ou à Indiana Jones quand, page 399, Hitler envoie un commando SS de la division d'élite Viking pour s'emparer du Livre des Morts, ce qui lui permettrait d'accéder à la langue divine.

Mais on est loin de l'intention initiale, dont le texte garde pourtant ici et là la trace, qui aurait vu en Vélum la description d'une tentative de transcendance par des êtres, anges ou autres, qui n'en ont pas les moyens. D'où l'accumulation quantitative d'époques et d'actions pour tenter — en vain — de reconstituer l'unité qualitative de la transcendance. Ce qu'est aussi le roman, parfois.

Nombreuses concessions à la mode, glamour des anges jamais très loin des vampires d'Anne Rice, Vélum aura toutefois de quoi séduire des jeunes lecteurs désireux, eux aussi, de vouer leur culte à un ouvrage. Ce qui n'est peut-être pas la cible visée par Hal Duncan qui semble pourtant avoir remarqué sa dérive, comme en témoigne le bel aveu page 327 : « Je ne suis pas un ado rebelle. »

Roman pour les vacances, véritable pavé sur la plage, Vélum est un bon bouquin, comme il en existe d'autres. Au fait, cette critique fait 6666 signes.

Xavier MAUMÉJEAN

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