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Les critiques de Bifrost

Vendredi

Vendredi

Robert A. HEINLEIN
J'AI LU
446pp - 6,70 €

Bifrost n° 57

Critique parue en janvier 2010 dans Bifrost n° 57

Vendredi est un courrier de combat. C’est simple : ça passe, ou ça casse. Le plus souvent, ça casse. Au premier paragraphe du roman, elle a déjà tué un importun, par réflexe. Très vite, elle perd le compte des cadavres qu’elle laisse dans son sillage autant que des sévices qu’elle subit. C’est le métier.

Lorsque Vendredi n’est plus en service commandé, c’est beaucoup moins simple. C’est un « être artificiel » génétiquement amélioré, dont « le père était un bistouri et la mère une éprouvette ». Peut-elle se considérer comme humaine ? Son entraînement pornographique initial la réduit-elle au rôle d’objet sexuel, y compris au sein de sa famille, un « groupe S » (comme sexe) ? Quelle sorte de loyauté doit-elle à ses employeurs, à ses amis, à ses ennemis ?

Le roman nous entraîne du Kenya jusqu’à la constellation du Centaure, en passant par la Nouvelle-Zélande, le Canada Britannique et des Etats d’Amérique plus très Unis. Après un retour de mission difficile, Vendredi s’offre des vacances qui s’avèrent plus pénibles encore, et a toutes les peines du monde à rejoindre son employeur au milieu d’une révolution de palais globale. Spectatrice plutôt qu’actrice, c’est un personnage simple dans un monde compliqué, dont Heinlein laisse au lecteur le soin de dénouer les fils.

Un personnage simpliste, même ? A l’époque, la critique avait salué avec soulagement le retour de Heinlein à une structure narrative linéaire et à une action rapide, tranchant avec la complexité des premiers volumes du « Monde comme mythe », mais aussi jugé peu crédible la psychologie d’une femme du futur qui ne rêve que de tâches ménagères tranquilles, par ailleurs capable d’un commentaire détaché sur son propre viol collectif. C’est faire peu de cas du projet littéraire. Comme son nom l’indique, Vendre-di est une robinsonnade inversée, l’histoire d’une voyageuse perdue tentant de survivre dans le désert affectif d’une société surpeuplée. Et surtout, comme le Robinson Crusoé de Daniel Defoe, une réflexion politiquement incorrecte sur la servitude et le sacrifice, imposés ou acceptés.

Robert Heinlein, qui a déjà 75 ans à la parution du roman en 1982, nous offre une étrange autocaricature en vieillard malade et autoritaire  ressassant des observations désabusées sur le rôle de la politesse dans la société, avec une galerie réjouissante de seconds rôles archétypaux (la cellule familiale libertarienne, la mercenaire au cœur tendre, l’avocate véreuse…). L’apparente banalité de l’univers dans lequel ils s’inscrivent, dystopie clas-sique où des multinationales et des groupes d’intérêt mal identifiés s’affrontent sans aucune considération pour les droits des individus, cache pourtant une vraie relecture de son œuvre, au point de former une sorte « d’histoire du futur » alternative liant Révolte sur la lune, Citoyen de la galaxie et, surtout, une nouvelle plus ancienne, « Gulf », dont Vendredi reprend l’univers et le personnage central, le Dr. « Kettle Belly » Baldwin, son « Patron ».

Avec « Gulf », datant de 1949, Heinlein renouvelait le personnage du savant fou : l’histoire commençait au moment où Baldwin, encore fringant, cherchait à récupérer les plans d’une « bombe à effet nova » capable d’anéantir la planète. Dans l’intérêt supérieur de l’humanité, il ne pouvait bien sûr laisser une telle arme, qu’il avait lui-même conçue, tomber en d’autres mains que les siennes…

Histoire d’espionnage et d’action mais surtout, bien avant John Le Carré, d’agents doubles ou triples et de manipulations croisées, « Gulf » décrivait la tentative de recrutement par Baldwin du narrateur, Joseph Green, luttant jusqu’au sacrifice ultime pour rester humain dans un environnement de « génies » certains de n’avoir de comptes à rendre qu’à eux-mêmes, au point de se penser comme une race nouvelle, « homo novis », dont, sans le savoir, Vendredi sera un jour le dernier échantillon.

Mais ce qui frappe dans le rapprochement du roman et de la nouvelle, c’est à quel point les enjeux idéologiques néodarwiniens qui faisaient marcher Baldwin ont vieilli avec lui, de la création de son organisation à sa désintégration finale, anecdotique pour les vraies puissances, économiques et commerciales. Et Vendredi, à laquelle ses origines interdisent de croire au Salut de l’Homme par la science, de tirer aussi sa révérence…

Si « Gulf » reste inédit en France, Vendredi se trouve facilement d’occasion. La traduction de Léone Maillet rend justice à l’inventivité de Heinlein (tout en comportant quelques erreurs « tragiques »), et l’édition J’ai Lu de 1985 reprend la couverture classique de Michael Whelan sur fond de croissant planétaire.

Au final, une science-fiction sans façons, comme on l’aime, qu’on peut dévorer comme un roman d’espionnage ou approfondir sur des thématiques toujours d’actualité, comme le génie génétique et les libertés individuelles dans une société dominée par les réseaux. Un roman sans prétention, à conseiller au débutant comme à l’érudit.

Priscille DAUMAS

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